Et si aimer, c’était faire œuvre ? Dans Fragments d’un parcours amoureux, Chloé Barreau confie à ses anciens et anciennes partenaires le soin de raconter l’histoire. Une collection de voix, de regards, de silences, qui réinvente la mémoire amoureuse comme archive partagée. En compagnie de la très discrète journaliste Astrid Desmousseaux (qui s’est livrée à notre photographe de dos), la réalisatrice revient ici sur la genèse d’un film à la fois pudique et radical, entre éthique du souvenir et politique de l’intime.
Chloé Barreau : J’avais déjà travaillé avec Astrid, qui est une amie, sur La Faute à mon père, dans lequel mes parents racontaient leur histoire d’amour qui avait fait scandale dans les années 1970. Pour la prise de contact, j’ai envoyé une lettre manuscrite par la Poste, puisque aujourd’hui c’est quand même un rituel qu’on n’a plus l’habitude de vivre. Et c’était l’idée. Provoquer, surprendre et reproduire aussi un rituel amoureux. Je voulais aussi leur laisser le temps de ne pas répondre immédiatement. Les lettres étaient un peu différentes, mais assez courtes pour chacun.e. Je les terminais en disant : « N’y réfléchis pas trop ». Me connaissant, j’imagine que personne n’a vraiment été étonné.e. Je suis encore en contact avec la plupart d’entre eux/elles, et j’ai déjà travaillé sur des matériaux, des films de ce genre, des home movies, des histoires personnelles. Certain.es m’ont appelée ou écrit. Pour d’autres, avec lesquel.les le rapport est plus distendu ou inexistant, c’est Fabia, la responsable éditoriale, qui a fait le suivi. Il y en a qui ont mis du temps, voire des mois avant d’accepter. Deux ou trois d’entre eux/elles étaient assez réticents et ont finalement accepté pour des raisons diverses. Anne Berest, par exemple, ne me parle plus et n’avait pas envie de revenir sur ce sujet. Elle m’a finalement écrit un mail. Étant écrivaine elle-même, et de non-fiction, elle ne voulait pas empêcher mon écriture. Je pense qu’elle avait une forme de respect pour l’idée en soi, et je lui suis reconnaissante. Une seule personne a refusé, un garçon, qui a vécu un chagrin d’amour et qui avait coupé les ponts avec moi. Paradoxalement, il a accepté qu’on se revoie. Je suis plutôt contente : renouer avec lui était finalement plus important que de l’avoir dans le film.
Astrid Desmousseaux : C’est vrai que c’est ce qu’on reçoit en tant que spectateur. Il y a quelque chose de chargé chez chacun d’entre eux, de manière différente. C’était moins évident, plus subtil encore, plus charmant même, pendant les entretiens. D’abord, j’ai trouvé qu’il y avait une immense générosité dans leur parole, dans ce qu’ils transmettaient. C’était très fort. Je ne pensais pas qu’ils et elles se livreraient comme ça, mais le dispositif a grandement participé à créer une intimité. Comme nous n’étions que deux avec le chef-opérateur Andres Arce Maldonado, nous avons tout fait pour créer une atmosphère de confiance.
Chloé Barreau : C’était important, la simplicité du dispositif. Les entretiens se faisaient chez eux, ou dans leur intimité, en lumière naturelle, avec juste une caméra, et donc un plan fixe qui ne change jamais. Le chef-opérateur faisait aussi le son, caché derrière sa caméra. L’installation était donc extrêmement légère, et elle correspond à la forme, autant qu’au budget. Mais en tout cas, nous avions la conviction que ce choix favoriserait une forme de sincérité. Sans deuxième caméra, pas de plan de coupe – il n’y a pas de manipulation au montage, même si, évidemment, il y a quelques coupes. Les regards, je les ai découverts en dérushant les images. Et ils égrènent, ils ponctuent le film. Les voix sont intenses parce que le chef-op, en plus d’être bon à l’image, est un musicien, et un bon ingénieur du son, c’est rare, et ça a été une grande chance… On avait aussi beaucoup réfléchi en amont sur le cadre… Jean-Claude Carrière, dans un de ses livres, disait que dans un scénario, il fallait toujours qu’il y ait une alternance entre la nuit et le jour. On a donc choisi à l’avance qui serait interviewé.e de jour et de nuit. C’est d’ailleurs souvent lié à mon ressenti par rapport à ces histoires : Rebecca, pour moi, c’est clairement le jour. Anna, c’est évidemment la nuit… Et on a fait un cadrage extrêmement classique, à gauche ou à droite selon les personnes.
Astrid Desmousseaux : Disons que je cherche toujours une manière de formuler les questions, de creuser les sujets, avec empathie et exigence. J’ai d’abord travaillé pendant plusieurs semaines avec Chloé, qui m’a raconté sa version de chaque histoire, pour chaque histoire. Ensuite, il y avait une liste de questions, les mêmes pour tout le monde, pour donner du contexte, sur des thèmes plus génériques, puis, il y avait quelques questions ciblées. Des surprises… Oui, oui, il y a eu des surprises. Pas sur le fond, pas sur les histoires en général – la version de Chloé correspondait à la version de chacun.e. Chloé est sans doute plus à même de parler des surprises. Elle découvrait chaque entretien au dérushage.
Chloé Barreau : C’est vrai que le temps des interviews sans les préparer est passé. On s’y est pris de deux manières. D’une part, j’ai parlé de ces personnes à Astrid. En vingt ans d’amitié, elle en a croisé quelques un.es. Il fallait qu’elle sache qui elle avait en face d’elle. Je lui avais montré les photos, j’avais montré les images, j’avais raconté. Et on a écrit, puisqu’on voulait faire un film romanesque avec une structure, avec une dramaturgie. Pas un scénario, évidemment, mais on a défini une structure dramatique. Ce n’est pas un reportage, il y a une écriture et, même si elle a beaucoup eu lieu au montage. On voulait que chaque personne devienne un personnage dans cette histoire. Chaque personnage avait un rôle imaginé. Sébastien, c’est le teen movie, c’est l’amour adolescent. Jeanne, c’est l’amour non réciproque. On voulait que le spectateur reste, c’est ce qu’on voulait, que tout ça résonne avec le spectateur. On a toujours pensé au spectateur. Il y a le copain avec qui on couche. Il y a la passion physique, il y a l’amour secret, il y a l’initiation. Le film a un objectif. Raconter une histoire du début à la fin, ça aurait été répétitif. On savait qu’il y aurait énormément d’ellipses et que certains personnages allaient avoir peu de minutes dans le montage. Qu’il y avait des choses sur lesquelles il fallait creuser. Par exemple, le triangle amoureux avec Rebecca et Anne, c’est la possibilité d’avoir quelque chose qui rende le récit passionnant pour le spectateur. Ce qui se raconte est subjectif, mais ça n’a pas beaucoup d’importance parce que la vérité pour moi n’est pas importante. Ce sont des vérités, les vérités de chacun. Moi, ça ne me dérange pas. J’ai essayé de ne pas prendre les choses personnellement. Et de garder une forme de distance. Parce que ce n’était pas du tout l’objet du film. Les descriptions de moi, en revanche, oui, je me suis reconnue. La personne qu’ils décrivent, c’est moi, dans le meilleur et dans le pire. Donc ça veut dire qu’on laisse une trace chez l’autre. C’est rassurant quand même, l’idée qu’on ait une rémanence et qu’on ne change pas beaucoup.
Chloé Barreau : La manie de regarder, de photographier, d’encadrer, ça s’appelle la pulsion scopique. Ce n’était ni une discipline ni une ambition. Je n’avais absolument aucune ambition ni velléité de réalisatrice, mais il y a peut-être dans ce film l’histoire d’une vocation inconsciente. Ma mère faisait beaucoup de photographies. J’ai eu un appareil photo jeune, et j’ai tout de suite voulu une caméra. Cette manie de tout conserver me vient aussi de mon père, qui est historien, qui conserve tout. Conserver les traces des moments de vie, c’est important. Comme des preuves, et en l’occurrence des preuves d’amour. Sinon, j’ai l’impression de pas les avoir vécues. Je crois que je porte un regard intense sur des choses simples.
Chloé Barreau : Oui, c’est un film sur le temps qui passe, et sur l’avant-numérique, aussi, sur la perte des traces physiques – tout ce qu’on voit dans le film, les lettres, notamment les lettres manuscrites, sont des arbres. Les enveloppes, les répondeurs, la HI8, le mini DV, tout ça existe toujours. Tous ces objets qui ont disparu de nos vies, ça, c’est bouleversant. Quand on voit une image en 4/3 au cinéma, il y a une densité, un grain… Je trouve bouleversant de voir ces images-là aujourd’hui, à l’ère du 4K. Ce qui m’a étonnée, c’est que le film ait beaucoup de succès en Italie auprès des jeunes de vingt ans qui n’ont pas connu cette époque, et qui se sont identifiés au film.
Chloé Barreau : Anne Berest disait « Je ne sais pas pourquoi elle n’a pas été photographe… ». Mais je crois que je manque d’ambition ! Lors de certaines projections, les photos étaient utilisées dans des installations, c’était très chouette. J’ai toujours fait des portraits. J’ai toujours offert les photos aux gens. J’aimais bien la photo, aussi, parce que c’était des cadeaux que je faisais aux gens.
Astrid Desmousseaux : Il y a eu plusieurs retours de spectateurs comme quoi Chloé devait être insupportable. Je ne vois absolument pas le film comme ça.
Chloé Barreau : Certains me jugent, d’autres pas du tout. Dans le nord de l’Italie, les spectateurs ont autour de soixante ans, c’est la démographie du pays. Ils étaient très choqués. Mais à San Francisco, au Festival Frame Line, les gens riaient énormément. Parce qu’il y a plein de réalités sous-jacentes… Par exemple, pour beaucoup de gens, ce qui revient, c’est cette idée du mensonge. Alors que les lesbiennes, à la fin de la projection, se rappelaient toutes avoir dit à une partenaire « tu es la première » et comprenaient spontanément ce qui se jouait. J’étais clairement dans le déni, dans l’homophobie intériorisée. Si j’avais avoué avoir déjà été avec une fille, ça aurait fait de moi une lesbienne. Si je mentais, ce n’était pas pour manipuler – simplement, il fallait, pour moi aussi, que ce soit la première fois…
Astrid Desmousseaux : C’est ce qu’il y a de plus important et de plus fort dans une vie, et de plus compliqué, aussi.
Chloé Barreau : Mes parents ne me demandaient jamais si j’avais eu de bonnes notes, mais si j’étais amoureuse. C’est une question que je pose souvent moi aussi, même à des inconnus. Je n’aime pas les discussions superficielles – je préfère parler de choses essentielles. Mais j’ai découvert que ce n’est pas la priorité de tout le monde, et ça m’a troublée.
Dans Les Liaisons dangereuses, Valmont écrit : « L’amour, c’est l’art d’aider la nature. » J’adore cette idée, parce que pour moi, l’amour est une expérience artistique. On invente des histoires, on vit dans une forme de poésie, de fiction. On devient superstitieux, on voit des signes partout. L’amour altère tout. On est dans une illusion. C’est peut-être pour ça que le couple, c’est autre chose.
Le couple, c’est la vérité d’une rencontre. Alors que les amoureux sont encore dans l’imaginaire. On projette une image idéalisée de l’autre, on se montre sous un jour flatteur. L’amour, c’est une fiction passionnante, mais brève. Et cette fiction, c’est ce qui la rend belle : pendant un temps, on devient des personnages de roman.
J’ai toujours eu conscience qu’on peut agir sur le réel, qu’on peut créer des histoires. Il y a un livre extraordinaire de Stefan Zweig, Poètes de leur vie, où il parle de Casanova, Stendhal et Tolstoï. Trois écrivains qui ont vécu leur vie comme une œuvre d’art. Et parfois, leur vie est plus fascinante que leurs livres.
Chloé Barreau : Grande référence de Rebecca ! Moi, je ne suis pas une grande fan de Stendhal, mais sa vie, elle, est incroyable.
Chloé Barreau : Pour moi, c’est avant tout un film de cinéma. J’ai été surprise de l’accueil qu’il a reçu, car il a été réalisé avec très peu de moyens, dans des conditions précaires. La monteuse n’a eu que huit semaines. On a tout fait un peu à l’arrache. Je le vois comme un film « cheap« , plein de défauts – mais qui ensemble créent une forme d’harmonie, comme Rome : chaotique, mais belle.
Il y a aussi un aspect « underground« , lié à cette manière de vivre et d’aimer comme une expérience artistique. Moi, par exemple, on m’a souvent dit d’écrire un livre. Mais je n’écris que des lettres – j’ai besoin d’un destinataire, de sens. J’aime cette ambivalence. Une de mes références, c’est Une liaison pornographique de Frédéric Fonteyne : un dispositif brillant entre faux documentaire et fiction, très émouvant. Et aussi L’homme qui aimait les femmes de Truffaut, que je trouve parfait. Il y a cette idée d’œuvre dans l’œuvre, et de l’écriture comme manière de saisir une vie. Même si, aujourd’hui, ce film passerait peut-être moins bien, il reste magnifique.
(rires)
Astrid Desmousseaux : Ah oui, oui, je suis amoureuse.
Chloé Barreau : Oui, toujours. Toujours. Franchement, c’est rare que je ne le sois pas.