Tenue de rire

Conversation avec Bertrand Blier, cinéaste, au Festival Premiers Plans d’Angers 2015

Bertrand Blier, 76 ans, silhouette haute de cinéaste aux dialogues céliniens, élégance d’homme aigu au phrasé strict, parle sans rire. Il est irrésistible.

À quel cinéma rêvez-vous ?

Le cinéma m’a fait rêver, mais il me fait moins rêver. J’ai rêvé sur 2001 : l’Odyssée de l’espace de Kubrick, sur Le Dernier Tango à Paris de Bertolucci, et puis après, j’ai moins rêvé. En tant que réalisateur, je rêve à des gros trucs, mais ce n’est pas possible en France, faute d’argent. Alors je commence à écrire et puis j’abandonne au bout de cinquante pages…

Comment écrivez-vous vos films ?

Même quand on écrit des conneries, il faut suivre un cheminement intellectuel, trouver des thèmes, les construire, les traiter. Cela peut prendre des mois de gamberge… Lire des livres, des journaux, se concentrer. La musique m’a longtemps servi, plus maintenant. J’utilise ma vie aussi : j’ai écrit des films autobiographiques. Il y a dans mes films des choses que j’ai vécues. J’en ai en réserve : plus on vieillit, plus on regarde en arrière, plus on se penche vers l’enfance. J’ai énormément de matériau. J’ai des classeurs et je peux les retrouver. C’est précieux quand on écrit des trucs, il vaut mieux ne pas trop les perdre. Il m’arrive de ranger mes papiers quand ça ne va pas bien, alors j’ouvre les cartons et je sors les classeurs. Un jour, je suis tombé sur une phrase, écrite après une rencontre avec Michel Serrault : « Je viens pour vous faire chier ». C’était le début de ma première pièce. Comme quoi, il ne faut pas grand-chose.

Bertrand Blier, rencontre avec ce cinéaste © Sandrine Jousseaume
© Sandrine Jousseaume
Comment naît un film ?

Il faut que naisse une envie. Elle vient comme une grossesse nerveuse. On imagine un film, on ne sait pas trop ce qu’il y aura dedans, mais on finit par l’écrire. J’ai écrit pas mal ces dernières années, des films que je n’ai pas faits. J’ai des projets dans des tiroirs, comme l’arrière-boutique du magasin. Souvent c’est mort, je n’y touche plus, parfois j’y reviens, parfois j’attends une opportunité ou un acteur.

De quoi avez-vous envie de rire aujourd’hui ?

De rien ! Heureusement que j’ai fait des films avant ! Je peux encore rire quand j’écris, ou tout aussi bien, ne pas me marrer, même quand ce que j’écris est drôle. Je travaille en dialoguiste et je joue les scènes chez moi, seul. Je ne m’enregistre pas, j’ajuste à l’oreille : il y a une musique des textes qui fait que les acteurs les disent très facilement. Je commence à me marrer avec les acteurs, qui sont des gens plutôt amusants. Ils ne le sont pas tous, mais beaucoup le sont.

Vous êtes drôle sur les tournages ?

Je ne sais pas si je le suis, mais je mets tout le monde en condition pour travailler dans une atmosphère de rigolade générale, de fête, de vacances. C’est très mystérieux, une ambiance de tournage : il faut à la fois faire travailler tout le monde et en même temps, pas trop quand même, on n’est pas des cons. Aussi bien les techniciens que les acteurs ont parfois des scènes très difficiles, il faut pouvoir rire avant de dire « moteur !».

Quels sont vos liens avec les acteurs ?

Nous sommes proches sur les tournages, puis après, souvent, on se perd de vue. On passe d’un amour proche à une grande distance.

Dans vos souvenirs de cinéma, quelle est la première image ?

Je ne vois pas ! Cela remonte loin dans mes souvenirs d’enfance et c’est mêlé. Une image de Walt Disney, sans doute, Bambi (1942) peut-être. Qui peut dire avec exactitude ce qu’a été sa première image ?

Vous vous souvenez du premier film ?

Mon père m’emmenait au cinéma le jeudi après-midi, quand il avait le temps, et il nous arrivait de voir trois films à la suite. Le Retour de Frank James (1940), film américain de Fritz Lang, m’avait impressionné, mais je ne me souviens plus de l’âge que j’avais quand je l’ai vu. Je me souviens très bien avoir été marqué par Quai des Orfèvres (1947) d’Henri-Georges Clouzot. Je devais avoir 8 ans. Je le revois depuis régulièrement et ce film génial me plaît toujours autant. Mon père y jouait le rôle d’un meurtrier, il était accusé, il allait en prison.

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© Sandrine Jousseaume
Dans votre mémoire de cinéphile, quel est le premier plan qui reste ?

Pas un plan, mais tous les plans sublimes de Touchez pas au grisbi (1954) de Jacques Becker. C’était l’époque des films sérieux et du grand cinéma, comme en a fait aussi Clouzot, des films durs, difficiles, avec beaucoup de méchanceté chez les personnages.  On a perdu la rigueur des genres de ces années-là, les policiers, les films d’action, les films d’amour, la comédie, aux scénarios extrêmement précis.

Quand vous étiez enfant, comment regardiez-vous le cinéma de votre père, Bernard Blier?

Comme tous les gosses d’aujourd’hui, j’allais voir des films parce que j’avais envie de voir des films, pas pour voir mon père. Je me foutais pas mal que mon père soit acteur. J’avais un rapport très décontracté avec lui et son métier ne m’impressionnait pas. Quand on est né là-dedans, on ne l’est pas. Mais je me rendais compte qu’il était populaire quand on sortait dans la rue. C’était un très grand acteur, il a énormément travaillé, donc tout le monde a vu ses films. De manière posthume, c’en est devenu phénoménal, à cause de la télévision. Parfois c’est très mauvais, mais il est très marrant, toujours.  Dans la vie, il était conforme à son physique : chaleureux, gros mangeur.

Les réalisateurs vous impressionnaient-ils davantage ?

Les acteurs venaient à la maison, pas les réalisateurs. Mon père connaissait Clouzot, mais il était bien trop important comme bonhomme ! Plus tard, nous sommes partis en vacances avec lui dans le Midi, j’avais une quinzaine d’années, et c’est Clouzot qui a déclenché ma vocation. Un grand metteur en scène me parlait et je découvrais le mec le plus formidable du monde. Il était impressionnant, comme tous les grands metteurs en scène, qui ont tous des physiques extraordinaires, une présence. Voyez Duvivier, Kubrick, Fellini… Il faut pouvoir être le patron et ce n’est pas donné à tout le monde. J’ai commencé à rêver au cinéma peu avant la Nouvelle Vague. J’avais envie d’être Roger Vadim, Louis Malle… Ascenseur pour l’échafaud (1958) de Louis Malle m’avait fasciné. Après, j’ai embrayé avec les Godard, Truffaut, Resnais.

Bertrand Blier, rencontre avec ce cinéaste © Sandrine Jousseaume
© Sandrine Jousseaume
Vous pourriez faire un essai cinématographique comme Godard aujourd’hui avec Adieu au langage en 3D ?

Ce n’est pas mon truc ! Je travaille pour le public quand même, alors que lui, Godard, il n’en a rien à foutre. Même si je m’intéresse à ce que font les copains, je ne m’occupe pas du langage du cinéma. J’essaie d’abord de faire des films, ce qui ne va pas sans difficultés. Ce n’est pas parce qu’on s’appelle Bertrand Blier, qu’on a eu un Oscar en 1978, que c’est plus facile. On contraire, je suis un peu carbonisé. Ce ne sont pas les récompenses qui font les carrières, c’est le box-office qui dicte sa loi. Quand on a un box-office mou comme moi, ce n’est pas suffisant pour emballer la machine. Le succès, ça ne court pas les rues !

Votre premier film, Hitler, connais pas (1963), était-il votre premier et dernier essai de cinéma ?

C’était un OVNI cinématographique, un film expérimental, au format documentaire. C’est un titre racoleur et formidable, qui m’est venu comme ça, mais il n’avait rien à voir avec la guerre ; je racontais la jeunesse des années 1960. C’était une commande et c’est devenu un film que j’ai fait mien, pas très éloigné de l’univers d’Alain Cavalier. J’ai un petit côté Cavalier dans mes films, si on regarde de près, mais il est caché, puisque j’ai choisi de faire du cinéma populaire. J’aime bien entendre la salle rire et c’est chaleureux de travailler pour les gens.

Quel est votre rapport avec le jeune cinéma?

Aucun ! Je n’ai rien à dire aux jeunes metteurs en scène. Que voulez-vous que je transmette ? Ce sont mes films qui transmettent, pas moi, je n’ai rien à dire et je ne sais pas quoi dire. Quand on se voit, entre réalisateurs, avec Jacques Audiard ou Luc Besson, on parle de cinéma, mais si peu. On a de la pudeur, on ne va pas se raconter nos trucs. On parle de la vie.