Le temps descellé

Entretien avec Arnaud Desplechin, réalisateur, scénariste

Rencontre avec le cinéaste Arnaud Desplechinauteur du passionnant et foisonnant Les Fantômes d’Ismaël.

Votre nouveau film dégage une énergie quasi tellurique, rarement observée dans votre cinéma jusqu’alors…

Cette vitalité extrême, nous l’avons ressentie très fort pendant le tournage. On sautait d’un régime de récit à l’autre, d’une intrigue à l’autre, et chaque jour était bourré d’une énergie, d’une vitalité que je portais. J’essayais de suivre, d’être au diapason de cette vitalité. Je le voyais très bien chez les techniciens, chez les acteurs, je sentais cette pure joie de raconter des histoires. Une joie qui se communiquait entre nous. C’était un tournage très frénétique.

C’est aussi un film ludique qui « convoque » vos personnages passés. En outre, il semble clamer sa foi dans les pouvoirs du cinéma, de la fiction, tout en ayant conscience des limites de l’exercice.

C’est un film qui croit, oui. Pendant l’écriture, on se servait de tout, de nos vies, de ce qui nous arrivait, de bribes que l’on pouvait attraper, comme ça, pour fabriquer de la fiction. La fiction qui ne peut pas tout, mais qui peut enchanter quelque chose.
En outre, le film comporte un système de rimes internes. Ma monteuse me signifiait que chaque élément revenait deux fois, de façon différente dans le film. Ces rimes internes disent quelque chose de mon appétit de fiction.

Malgré son titre, qui pourrait laisser entendre qu’il s’agit d’un film mélancolique, Les Fantômes d’Ismaël est bel et bien un film conjugué au présent.

Louis Garrel, à l’issue d’une première projection du film, a été frappé par une antiphrase nichée dans les dialogues du film : « Le présent, c’est de la merde ! ». En fait, à la différence de mon film précédent, Trois souvenirs de ma jeunesse, Les Fantômes d’Ismaël est un film qui va contre la nostalgie. Seul compte le présent. Il s’agit d’être ici et maintenant, de se réinventer une nouvelle vie, de se refabriquer, chacun, à chaque instant. Il y a donc un refus de la nostalgie dans le film qui nous a portés pendant le tournage.

Mais arriver à vivre réellement au temps présent induit un risque de vacillement, de vertige. Les Fantômes d’Ismaël, est, en somme, un film réconcilié…

C’était un peu le but de faire vaciller les spectateurs, de les perdre un peu. Mais s’ils nous font confiance, chaque acteur les mène au port. Chaque acteur embrasse son personnage, ou plutôt, chaque personnage mène le spectateur au port. C’est peut-être ça que vous appelez réconciliation : chacun, à la fin, arrive au port. Les acteurs le savaient : ils devaient conduire leur personnage à sa destination. Et cette destination n’était ni la mélancolie, ni la colère, mais un lieu que j’espère pas mièvre. Je ne saurais dire mieux que Sylvia, que joue Charlotte Gainsbourg, lorsqu’elle conclut : « La vie m’est arrivée ». Sylvia refusait la vie et la vie lui est arrivée. On ne peut pas empêcher la vie d’arriver. Ça, c’est peut-être une des puissances de la fiction. La fiction a bien des impossibilités, des modesties, et pourtant, elle fait ceci : que la vie nous arrive.

On n’est pas loin de la transe, au fond, dans ce film. On y perçoit un mouvement interne, violent, presque sismologique. Quelque chose de profond, de terrien, d’intérieur, de lointain, même. En outre, vos acteurs ont tous un passé, un passif, quelque chose d’animal, de félin. Aucun n’a peur des extrêmes - et votre film n’hésite pas à côtoyer ces états limites non plus. Et puis, chacun de vos acteurs véhicule le souvenir de tous les personnages qu’il a fréquentés par le passé, qui se superposent dans notre rétine de spectateur assidu et attentif. Tout cela induit que chacun doit se surpasser pour reléguer leurs personnages d’antan au vestiaire et accueillir le nouveau, pour y faire croire. La tâche est d’autant moins aisée pour Charlotte Gainsbourg et Marion Cotillard qui ont tourné dans des productions d’ampleur, à l’international…

Je me souviens avoir dit à Eric Ruf, avant de faire une mise en scène au Français : « J’aime bien le théâtre à vedettes ». Et je me souviens d’un texte de Truffaut dans lequel il s’exclamait : « Vive les vedettes ! ». Charlotte Gainsbourg et Marion Cotillard, c’était un vieux rêve pour moi. Charlotte savait mon admiration, on attendait le bon projet, le bon moment, et Marion, c’est une bête de cinéma ! Elle sait quelque chose sur la caméra, sur les objectifs, sur elle-même. Elle a aussi ce trait qui vient rejoindre le personnage et le film et qui est cette phrase que prononce Ismaël : « Je dois me réinventer à nouveau ». J’avais tourné avec elle dans Comment je me suis disputé, où elle était une toute jeune femme, je l’ai suivie, et à partir de La Môme et son arrivée aux États-Unis, j’ai été très marqué par sa capacité à se réinventer en tant qu’artiste. Ça, je trouve que c’est un art d’acteur incroyable : chaque matin, avoir la capacité de s’inventer. L’invention de soi-même est un art américain que je trouve admirable. Marion a cette possibilité-là.
Quant à Charlotte, je me souviens lui avoir écrit après Antichrist, qui avait fait polémique en France, notamment – le film étant accusé à tort de misogynie -, alors que je le tenais, moi, pour un éloge des sorcières, très simplement. J’y ai vu du féminisme des années 1970 et ça m’a beaucoup touché. La performance qu’y fait Charlotte m’a marqué. Sa puissance d’expression m’impressionne. Là, elle incarne une femme qui empêche que la vie lui arrive, qui n’est que timidité et refus de la vie et qui, peu à peu, s’ouvre. Tout l’oppose à Ismaël, qui est très grande gueule et qui s’autorise tout. Puis quelque chose se passe et se déclenche entre les deux.
Et chez Marion, cette capacité qu’elle a de se réinventer elle-même vient rejoindre celle du film et le motif du personnage qui s’enfuit, puis revient et s’invente. Je suis très admiratif, sidéré par le fait qu’il y ait deux Carlotta. Je ne sais pas comment Marion l’a compris artistiquement. Il y a la première Carlotta, celle qui revient après 21 ans d’absence, qui veut récupérer son mari : c’est un diablotin qui s’autorise tout. Et dans la deuxième partie du film, cet amour pour son mari se reporte sur son père, puis dans la dernière partie, Marion joue Carlotta comme si c’était une sainte. Et cette lecture de jeu-là, je trouve que c’est un coup de génie et je suis à genoux devant ça.

Les personnages de votre film n’avancent pas seuls : leur prénom est chargé d’une histoire. Carlotta, par exemple, évoque la Carlotta Valdes dans Vertigo d’Alfred Hitchcock, qui est elle-même un fantôme…

Oui, elle revient d’entre les morts. Bien sûr, quand j’écris le personnage de Carlotta, c’est une sorte de mythe qui m’apparaît : elle sort de la plage, comme si elle sortait des eaux, elle revient comme Lazare d’entre les morts et elle sent mauvais. C’est un mythe et Marion Cotillard – qui a conquis son statut de « star » en tournant à l’étranger – ne joue rien comme un mythe. Elle ne joue qu’une femme, celle-là et pas plus que ça. C’est tout son art. On a réussi, elle et moi, à ce qu’elle joue cette fille-là et pas plus que cette fille-là. C’est cela qui donne de la puissance à ce personnage, je crois.

Il y a une très belle scène où Carlotta/Marion Cotillard prend un bain. Elle semble renouer avec son corps, en éprouver les contours, la chair, la structure qui la porte. C’est très émouvant…

C’est une scène pour laquelle on n’a fait que très peu de prises. Ça m’importait, car je me disais qu’elle était comme un petit diable, qu’elle prend tout avec rire et malice. Le temps n’a pas passé sur son visage. Et il m’importait qu’il y ait un moment de solitude sur elle, où l’on voit le désespoir, l’abandon ou la solitude qui a pu être la sienne. Qu’il y ait un moment où elle ne doit pas faire face. Il y a aussi ce plan où elle se regarde dans un petit miroir circulaire taché : elle s’observe et se demande qui elle est. Soudain, on sent le désarroi du personnage, et ça m’importait de montrer sa solitude avant de montrer son autre visage, qui est celui de son insolence, comme par exemple lorsqu’elle danse sur It Ain’t Me Babe de Bob Dylan. Alors qu’on va la voir combative, il m’importait qu’on la perçoive défaite à un moment. Et ça, Marion le savait.

Dans cette scène du bain, elle est seule, elle pleure, elle est aussi nue et au contact de l’eau. En outre, la mer est non loin. Elle semble prendre conscience de sa propre incarnation auprès d’éléments aquatiques…

C’est vrai que dans cette scène où elle pleure, elle se réconcilie avec elle-même. Avant, il y a ce plan malicieux où Sylvia lui propose de l’héberger. Il faut donc cette défaite pour qu’elle se réconcilie avec elle-même. Ça ne peut pas passer par la malice, et ça passe par l’eau, la nudité, le fait qu’elle abandonne son armure.

Le titre Les Fantômes d’Ismaël charrie à lui seul une horde de souvenirs cinéphiliques : on pense à l’Ismaël, le deuxième mari de Nora dans Rois et Reine, mais aussi et surtout au fascinant Ismaël androgyne de Fanny et Alexandre de Bergman. Et qui dit Ismaël, dit aussi fils d’Abraham ! Soit toute une mise en perspective étourdissante ! C’est un prénom qui renvoie à une source primordiale. Quel vertige, là encore !

Je n’avais pas pensé à l’Ismaël de Fanny et Alexandre et pourtant, c’est un des films que j’ai le plus vu dans ma vie. Ismaël, ça m’est arrivé au tout début de l’écriture, comme un nom de code à mon personnage, puis peu à peu, le réseau de significations entre les prénoms se dessine. Mais je savais au début du projet qu’il s’agirait d’un réalisateur, donc d’un « artiste ». Or, je suis plus à l’aise à représenter un universitaire, un médecin ou autre. Mais un artiste, et qui plus est un réalisateur, ça inquiétait considérablement mon producteur, Pascal Caucheteux. Il était effondré, car c’est LE truc qui fait peur. Et il se trouvait que j’avais appelé le personnage que joue Mathieu Amalric dans Rois et Reine, Ismaël, car il était altiste. C’était un artiste modeste, comme Ismaël, dans ce film, qui dit qu’il est fabricant de films. Par conséquence, Ismaël est devenu pour moi celui qui a un métier d’artiste.
Il m’importait aussi beaucoup qu’Ismaël soit non-juif. Ce n’est donc pas le même champ de signification que dans Fanny et Alexandre, où le frère androgyne, Ismaël, est juif. Donc ici, Ismaël n’est pas juif, mais c’est une main tendue vers son frère, il est cette main amicale, catholique, tendue vers ses amis, dont Bloom.
Et il y a, bien sûr, cette scène étonnante, dans le grenier, où Ismaël tente de résoudre tous les conflits mondiaux via une étude de perspectives dans des œuvres picturales.
Oui, il a l’ambition de régler l’antisémitisme européen tout seul au lieu de finir son film. Son producteur vient le raisonner et lui dire que le cinéma peut moins que ça. Donc, pour moi, Ismaël est un artiste et un non-juif. Il porte un amour aux juifs, mais lui, ne l’est pas. Voici pour la généalogie du prénom.

Ismaël est « too much », « bigger than life », comme disent les Anglais…

Oui, il est trop, il ne cesse de déborder. Ce n’est pas une rage qu’il aurait en lui, mais c’est qu’il y va trop fort. C’est un frénétique.

Le titre induit une question : celle de la représentation des fantômes à l’écran. On pense aux origines du cinéma et aux projections de faux spectres dans les foires qui fichaient une frousse considérable aux spectateurs…

Oui, c’est la merveilleuse scène avec les enfants et la lanterne magique dans Fanny et Alexandre. Bien sûr, il y a ce plaisir enfantin de l’aventure, du mystère, de ce qui fait peur. Le film commence comme cela et bascule tout à fait ailleurs et repart. Il y a, bien sûr, la puissance de cette croyance primitive du cinéma. Je pense à Fantomas, par exemple, sur lequel le film vient rebondir çà et là.

Il y a une très belle scène de danse dans votre film : Marion Cotillard semble improviser sur du Bob Dylan…

C’était une scène absolument jouissive à tourner. On a travaillé avec la chorégraphe Caroline Marcadé. C’était magnifique, car c’était un dialogue entre les deux femmes, cette danse. Le point de départ qui m’amusait, c’est que les paroles de la chanson sont atrocement méchantes et provocantes à l’égard de Sylvia. C’est une chanson joyeuse et rageuse, comme beaucoup de chansons de Bob Dylan. Il fallait que Carlotta danse dessus comme sur un rock. Marion a trouvé très vite les gestes adéquats : un coup, elle fait le garçon, un coup la fille, un coup le violon, elle a vraiment trouvé comment créer un dialogue en dansant de manière magistrale.

Face à Marion/Carlotta dansant, il y a Charlotte Gainsbourg/Sylvia qui la regarde. Son visage est un ciel changeant dans cette scène…

Absolument. Cette scène est un duel entre les filles. Sylvia gagne-t-elle ou perd-elle le duel ? C’est totalement indécidable. Et c’est cette indécidabilité qui était passionnante à filmer, autant que la performance de Carlotta. Tout divise ces deux femmes. Qui remporte la mise ? On ne sait pas. C’est juste un pur moment de vie.

Dans ce film où l’on flirte avec le mystère en lui tournant autour, une scène vient perturber la cadence : c’est {SPOILER} la scène du portable qui explose et donne à voir la première scène gore de votre cinéma, une scène d’une extrême violence !

Ismaël n’aime pas les portables. On le sait au début du film, parce qu’il emprunte le portable du chauffeur de taxi à qui il propose de payer la communication. Autre chose : quand Carlotta demande à Sylvia : « Connaissez-vous mon père ? », Sylvia lui répond non. Et pourtant, il l’appelle à la fin. Cette terreur du téléphone qu’a Ismaël, dans son film, c’est l’instrument du danger par excellence. Je tenais à ce que l’explosion du téléphone portable soit spectaculaire, car c’est tout à fait dangereux d’en avoir un. Moi-même, j’en ai un, donc je ne suis pas comme Ismaël.
J’aime bien que mes héros ne sachent pas conduire, pourtant Ismaël conduit une voiture et c’est la première fois que je filme un homme au volant d’une voiture. Je trouve qu’il est classe pour un héros de ne pas avoir de permis de conduire et que ce soient les filles qui conduisent. En outre, pour en revenir au téléphone portable, j’aime filmer les cabines téléphoniques, je trouve que ça rend les personnages charmants.