Des mots à l’image

Rencontre avec André Téchiné

Depuis 1969, André Téchiné pose sa caméra devant des personnages en quête d’absolu, des amoureux fébriles, déboussolés mais volontaires. Pour son vingt deuxième film, le vibrant Quand on a 17 ans, co écrit avec Céline Sciamma, il observe des jeunes gens aux prises avec la violence de leurs sentiments. Rencontre avec un réalisateur précis et élégant.


ÉCRIRE A PLUSIEURS MAINS


 « Il est toujours difficile de savoir pourquoi on désire un compagnon de route, d’écriture. J’avais écrit seul mon premier long métrage, Paulina s’en va, un film d’avant garde, très surréaliste, qui avait été présenté à Venise en 1969, mais n’avait pas trouvé de distributeur. J’avais dû attendre six ans, et mon deuxième long métrage, Souvenirs d’en France, en 1975, pour que le premier finisse par sortir. C’est peut-être exagéré de parler de traumatisme, mais j’ai essayé d’en tirer les leçons. J’ai pensé que, peut-être, ce qui m’intéressait moi n’intéressait pas le public et que travailler avec quelqu’un qui m’apporterait un œil neuf, voire sévère, donnerait à mes scénarios une portée plus large et enrichirait la fiction. J’ai toujours choisi mes partenaires d’écriture, en fonction des circonstances et de la physionomie des projets. Par exemple, pour Pascal Bonitzer, Les Soeurs Brontë a constitué sa première expérience professionnelle. Je pressentais ses qualités de dialoguiste — moi, je ne suis pas très bon dans les dialogues —, le connaissant des Cahiers du Cinéma, et aimant beaucoup sa façon d’écrire. Bonitzer est sans doute, avec Serge Daney, l’un des deux grands critiques français. J’envisageais une espèce de côte mal taillée, entre le XIXème siècle et la langue d’aujourd’hui, dont Pascal pouvait très bien arriver à trouver la bonne combinaison, le bon montage. Ce fut le cas et nous avons écrit ensemble cinq autres films. Pour Olivier Assayas et Rendez-vous (1984), il faisait lui aussi partie des auteurs que j’aimais aux Cahiers, et il y avait chez lui quelque chose d’apatride, de cosmopolite, il brassait une vision très large du cinéma, et comme j’avais envie d’une espèce de «Ghost Story», une histoire de fantôme à la japonaise, j’ai fait appel à lui. Nous avons écrit très vite, en cinq ou six semaines, et notre collaboration a été très effervescente, très dynamique… Chaque fois, se sont des cas particulier mais chaque fois il y a chez moi l’envie d’établir un dialogue qui passe par le travail et devient concret sur des éléments de fiction. »


POINT DE DÉPART


 

« Pour écrire avec moi Quand on a dix-sept ans, j’ai choisi Céline Sciamma, parce que je trouvais qu’elle apportait avec ses films — Naissance des pieuvres, Tomboy, Bande de filles — un regard neuf, une vision de l’enfance et de l’adolescence inédite dans le cinéma français. Je savais qu’il y aurait deux portraits d’adolescents et un personnage féminin adulte, mais je n’en savais pas plus que ça lorsque j’ai pris contact avec elle. Le travail ne se fait jamais avec complaisance, au contraire : il n’y a pas du tout de blessure narcissique, on essaie d’être le plus exigeant possible. Les propositions sont examinées par l’autre et on avance avec une sorte de rigueur critique et dialectique. Le projet a pris véritablement une forme narrative et dramatique à partir du moment où nous avons décidé que c’était l’histoire de deux garçons qui se battent pendant les trois trimestres de la terminale qui est un rite de passage. Tout le monde essaie de les en empêcher et eux continuent, car ils sont incapables de le verbaliser. Et cette expérience d’incompatibilité physique et violente débouche sur une forme de complicité à travers des duels clandestins, presque en dehors du monde, dans les montagnes. »


LES PYRÉNÉES


« Très vite les Pyrénées sont devenues le décor, le théâtre de cette histoire, c’est vrai qu’elles m’appartiennent en propre puisque j’y suis né, et figurent souvent dans mes films comme un apport thématique personnel. On savait que le duel se passerait à l’abri du monde, et ces montagnes, nous sont apparues comme personnage nécessaire quand on a creusé Tom, le fils adopté, le fils d’en haut, parce qu’il y a quand même le haut et le bas dans cette histoire, la montagne et la vallée. Le monde moderne est souvent hors champ, mais il existe. La guerre au loin fait intrusion via les communications par skype et, sans en faire une thèse, elle est présente. Le réel reprend ses droits dans cette vallée, avec la mort du père, dans le troisième trimestre Céline et moi, nous ne voulions pas un film «dix-neuvièmiste». Par rapport au milieu rural, il y a cet agriculteur qui est passé aux stabulations, aux robots, toute cette nouvelle technologie qui rend un peu caduque la ferme des parents de Tom. De la même manière, le harcèlement, l’adoption, le métissage sont des points de présent… »


CIRCULATION


« Tout ça s’est fait dans le mouvement du travail, le scénario n’a jamais ressemblé à un programme : nous voulions nous laisser surprendre par ce qui arrivait à nos personnages et leur laisser le plus grand espace de liberté possible. On ne savait pas, au début, comment allait évoluer la fiction, on avait même envisagé qu’une relation affective et sexuelle pouvait advenir entre Tom et Marianne, la mère de Damien. On n’est pas allés très loin dans cette piste, mais on y a pensé. Mais si ça pouvait coller avec Tom, ça n’allait pas du tout avec le personnage de Marianne, cette femme médecin qu’on envisageait très bien dans sa vie : amoureuse de son mari dont elle respecte l’engagement, heureuse avec son fils et épanouie dans son métier. Damien se cherche mais il est attiré confusément par Tom. Au début, le désir du personnage de Tom qui a cette relation intime, physique avec son territoire, avec la nature, est très indéterminé. Et l’amour, l’affection, le désir sont aussi traités à travers les parents, ceux de Tom, ceux de Damien, puis ce trio que forment Marianne et les deux garçons quand Tom vient vivre chez eux. Ces glissements, cette circulation du maternel et du sexuel, ces différentes formes d’amour, sont la matière même du film. »

 


TRIANGLE


« Je brasse souvent des personnages multiples, des constellations avant que l’action se resserre autour d’un triangle, c’est vrai. Mais ce n’est pas conscient. Cela dit, je pense que le lien qui unit des personnes ne se réduit pas à 1+1 = 2, c’est plus souvent 3-1 ou 4-2 ! Je ne crois pas du tout au couple 1+1. Le rapport de Marianne à son mari passe dans le film le plus souvent par Skype et donc une communication virtuelle. Je connais des couples séparés géographiquement pour des raisons professionnelles, qui ne communiquent que comme ça pendant de longues périodes et dont les liens sont d’autant plus forts. Pour Pétraque la vraie preuve d’amour c’est l’absence, car la présence ne peut être qu’un feu de paille. Je ne sais pas si c’est la clé de mon cinéma, mais c’en est une. Instinctivement, je filme des choses visibles pour dévoiler l’invisible, c’est la magie du septième art. Tous mes films participent de ça. »

 


LITTÉRATURE


« Le titre vient de Rimbaud, Damien fanfaronne dans la classe de français avec le poème Sensation, que j’ai choisi parce que pour moi il s’agit d’«éprouver». Et c’est en imaginant Tom, l’enfant métis, qui a un rapport très fort à son territoire, que Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë a nourri notre fiction : il y a le retour du père de Manchester avec cet enfant métis, il y a l’idée de l’adoption, et la lande sauvage comme terrain de jeu… Quand j’ai lu, adolescent Les Hauts de Hurlevent, j’ai été fasciné par le passage où les branches battent contre la vitre : pour moi c’était une image, c’était du cinéma, et j’en ai fait une scène dans Quand on a 17 ans. De même, dans le roman, je me souvenais d’une sorte d’incandescence visuelle lorsque Heathcliff, ne supportant pas la mort de Catherine, se met à hurler la nuit dans le cimetière. J’avais envie de voir s’il était possible de mettre ça en scène et je l’ai fait faire à Sandrine Kiberlain/Marianne. C’était aux antipodes de son registre habituel, et on a travaillé pour que ces cris soient plus japonais que français : il n’y a pas de tradition en matière de cri en France, on n’enseigne pas ça aux élèves des conservatoires… Si inspiration littéraire il y a, il y a surtout de ma part une envie de visualisation qui appelle le cinéma. »


L’IMAGE QUI HANTE


« L’image du jeune homme plongeant dans l’eau est sans doute une image qui m’accompagne et, oui, pourquoi pas, qui me hante. C’est une image que j’interroge souvent dans mes films. Ici, c’est le moment de trouble où le personnage de Damien commence à prendre conscience de son désir. C’est extrêmement mythologique, fictionnel, et absolument, comme toujours chez moi, anti naturaliste ! On ne peut pas imaginer une seconde qu’en plein hiver, dans les Pyrénées, un gosse se baigne dans un lac glacé. Il paraît que ça se fait en Scandinavie — je me suis renseigné ! —, mais c’est tout de même improbable et dangereux. C’était lié pour moi à ce qui a guidé finalement toute ma mise en scène : cette magie de l’adolescence, ce monde des maléfices et des sortilèges dans lequel on vit à cet âge et qu’on perd après. J’ai tendance à ajouter : «hélas !», parce que j’ai peut-être une forme de nostalgie par rapport à ça même s’il me semble que je reste de plain pied avec ce que je suis. En tout cas ce moment où l’expérience rêvée et l’expérience vécue convergent est formidable. J’adore ça comme instrument de cinéma à transmettre pour faire vibrer les spectateurs. C’est vraiment un film très sensoriel et très physique, cette aventure de Quand on a 17 ans. »


SEXE


« Jusque là j’avais filmé des scènes d’amour très stylisées, comme dans Rendez-vous, ce qui s’imposait car le théâtre était au cœur du sujet. Dans le scénario de Quand on a 17 ans, nous avions simplement écrit : «Ils font l’amour». Après, il y avait tout à construire, à inventer. Il était évident que la scène devait être tournée le plus tard possible, afin que les deux acteurs se soient vraiment habitués l’un à l’autre, qu’il soient complices et conscients l’un de l’autre. J’ai donné beaucoup d’indications d’ordre psychologique à Corentin Fila/Tom et Stacey Mottey Klein/Damien afin de lever leurs inhibitions. Je tenais beaucoup à ce qu’ils s’étreignent avec appétit et maladresse, dans un mélange d’impatience et de douceur. Et que chacun des deux à son tour s’approprie le geste érotique afin de casser le schéma actif/passif et le rapport dominant/dominé. Le tout est passé par leur gestuelle, leur liberté, la caméra dictant quelques principes esthétiques comme par exemple de montrer les corps en cadrages serrés. Le plan le plus large de la scène est celui où Tom est déjà parti et où Damien reste seul, le bras enroulé autour d’une absence. Ce plan est une référence à une photographie de Robert Mapplethorpe. Je voulais qu’au delà de l’éblouissement de leur première fois, il y ait déjà pour Damien une sorte de déception amoureuse, un chagrin dû à la fuite de Tom vers ses montagnes, où Damien va d’ailleurs le rechercher. Le manque affectif et sexuel, la notion de présence/absence sont des  éléments très fort au cinéma et me fascinent beaucoup. »


MISE EN SCÈNE


« Je voulais qu’il y ait le moins de dialogues possibles, c’était une sorte de consigne très délibérée entre Céline et moi : que ça passe par les gestes, les regards, les élans. Car le recul de la parole n’a pas encore pris place, chez Damien et Tom, il ne viendra qu’après… Tout cela a beaucoup compté dans le choix des jeunes comédiens, Corentin Fila et Stacey Mottet Klein. Je voulais que Quand on a 17 ans soit très physique et je l’ai conçu comme un film d’action. Le film s’ouvre sur Tom qui trace son chemin dans la neige pour aller vers l’arrêt du bus de ramassage scolaire. C’est ce mouvement qui imprime tout le film. Ça trace, comme on dit. Ça avance d’un bon pas ou par bonds en avant, souvent avec des intrusions. La mise en scène procède par dévoilements successifs, avec cette petite guerre des adolescents qui veulent être les plus forts, puis l’intrusion de la guerre des adultes qui vient remettre les choses à leur juste place… Je tourne en plans séquences avec des points de vue différents et ensuite je mélange ces plans séquence au montage. Le but est d’être le plus simple possible. Mais je fais souvent mon nouveau film contre le film précédent. L’étiquette d’«auteur» n’est pas quelque chose de glorieux à mes yeux, je rêve d’un cinéma protéiforme. »