Corps réjoui, cœur battant

Entretien avec Agnès Jaoui, actrice

Dans Aurore, sous le regard sensible et aimant de Blandine Lenoir, Agnès Jaoui irradie. Belle, épanouie, sensuelle, elle incarne une quinquagénaire aux prises avec les tourments de son âge, une femme ménopausée à un tournant de sa vie professionnelle, familiale et sentimentale. À ses côtés, une kyrielle de comédiens tous épatants, et une équipe technique dévouée. Rencontre avec l’actrice, à l’occasion de la sortie, le 26 avril, de ce très joli film.

Il doit être assez rare pour une actrice de se voir proposer un rôle où la palette d’émotions à exprimer est aussi vaste…

Oui, ce rôle est un cadeau ! Dans ce film, je chante, je danse, je ris, je pleure, je jouis, je me mets en colère. Il y avait même une scène où je faisais pipi, mais elle est coupée !

La trivialité fait aussi partie de la vie !

C’était beaucoup plus intéressant que ça : dans la séquence où l’on voit parler l’anthropologue Françoise Héritier à la télévision, il y avait tout un passage où elle expliquait que dans certaines tribus, des femmes qui atteignent la ménopause accèdent à un statut d’homme. Elles ont donc le droit de boire, de dire des gros mots et de pisser debout. Il y avait ainsi une scène qu’on a tournée où je buvais, j’insultais et je faisais pipi debout. Voilà pour dire que j’ai à peu près tout fait dans ce film !

Beaucoup d’émotions s’expriment par le corps dans Aurore. C’est un rôle physique dans lequel on vous sent épanouie…

Blandine souhaitait que mon corps ne soit pas caché. Elle le voulait visible, montré, moulé. Il y avait une pensée sur le corps. Blandine tenait aussi à ce qu’Aurore soit très câline, tactile. Ça apporte beaucoup au film, je trouve.

Depuis quelque temps, on sent que vous osez jouer davantage avec votre corps, y compris dans la nudité.

C’est vrai que les rôles que je m’écris sont beaucoup plus cérébraux et dans la parole. Il y a toujours eu un paradoxe dans le fait de vouloir être actrice pour moi, c’est que j’ai évidemment eu envie de me montrer et d’être aimée, désirée, et en même temps, quand j’étais jeune, dès qu’on me demandait de jouer des scènes de nu, des scènes dans la séduction, c’était d’une violence épouvantable pour moi. Je ne pouvais pas supporter ça. Ce n’était pas un dévoilement de moi, c’était un abus. Et c’est allé parfois très loin : j’ai passé un casting où l’on me signifiait que je devrais réellement coucher avec mon partenaire de jeu. Comment ne pas se rétracter dans ces moments-là ? Je disais toujours : « Mais Laurence Olivier, on ne lui demandait jamais de se foutre à poil ! ». Puis, au fur et à mesure que j’ai acquis de la confiance, et surtout quand j’ai compris qu’on pouvait exercer ce métier en évitant ce rapport et en étant autre chose qu’un objet, j’ai pu avoir un rapport à mon corps différent et j’ai pu donner davantage.

Le fait que vous chantiez n’a-t-il pas influé également ?

Si, beaucoup ! Il y a aussi tout ce qui passe en concert, où je ne contrôle rien. Je ne suis plus dans le cérébral. Je chante, dans d’autres langues, des chansons d’amour éperdu que je n’assumerais peut-être pas en français. D’ailleurs, dès que j’essaie de chanter en français, ça me bloque complètement. Quand je chante, les langues étrangères, ces langues latines, espagnoles, brésiliennes, sont comme un masque qui me permet d’être libre. En étant une autre, je suis complètement moi-même, en fait. Et puis je danse beaucoup dans mes concerts, car c’est de la musique dansante et j’ai toujours aimé ça.

Il y a une très jolie scène dans Aurore où vous dansez sur une musique de Nina Simone…

Oui, je danse seule, mais la voix de Nina Simone est une excellente partenaire ! Elle me porte et me transporte. C’est pourquoi j’ai souvent fermé les yeux pour m’abîmer dans cette scène.

Tous vos partenaires dans le film sont d’une extrême justesse, quelle que soit la durée de leur(s) scène(s). Chacun semble très présent, et l’on perçoit dans ce film une grande bienveillance dans le regard de la réalisatrice, Blandine Lenoir, et de ses techniciens. Est-ce une illusion ?

Ce qui est rare, c’est que Blandine connaissait tous les acteurs. Elle a tourné 12 courts-métrages auparavant. C’est sa bande, ce sont ses amis, elle les aime, et tous les acteurs, même ceux qui ne venaient tourner qu’une scène, étaient chez eux. Ils étaient en famille et ils savaient qu’ils étaient aimés par Blandine. L’équipe technique était constituée de gens adorables. Et Pierre Milon, le chef-opérateur, a apporté beaucoup, par son regard, sa caméra. Il y avait une réelle douceur, avec, bien sûr, des moments plus tendus et compliqués comme sur tous les tournages, mais il y avait cette joie de tous les acteurs à être là.

Il y a aussi ces scènes tournées dans la Maison des Babayagas à Montreuil, où règne une atmosphère particulière. Y résident des femmes âgées qui vivent en communauté, dans cette alternative à la maison de retraite. Au milieu d’elles, il y a cette femme à la voix rocailleuse étonnante…

Oui, Iro, qui joue la femme qui m’accueille dans la maison de retraite. Malheureusement, elle est décédée depuis le tournage. Elle vivait vraiment dans cette maison initiée par Thérèse Clerc, et Iro lui ressemblait beaucoup. Elle était extra, cette femme. Et c’est beau aussi de sentir que ce n’est pas une fatalité de vieillir seule dans son coin, qu’il existe des endroits comme celui-là.

Il y a beaucoup de variations de rythme dans les échanges entre acteurs dans ce film. Certains vont très vite, comme ceux avec Pascale Arbillot, par exemple. Vous-même, vous avez une rythmique propre et cette faculté à placer des microsilences avant de dégainer…

En principe, un acteur a le sens du rythme. Pour ma part, c’est un mélange d’inné et d’acquis. C’est aussi du travail, le travail de la musique, notamment, et cela naît aussi de l’expérience de jeu avec de grands acteurs et de grands metteurs en scène. Ce qui est sûr, c’est que c’est capital.

Parmi les personnalités avec lesquelles vous avez travaillé, lesquelles ont provoqué des déclics chez vous ?

Jean-Pierre Bacri, bien sûr, mais aussi Pierre Romans et Alain Resnais. J’aime bien les artistes qui obtiennent des choses folles avec une immense douceur, qui sont dans l’exploration, et par conséquent, dans la création et dans le vivant. Il y a aussi des artistes avec lesquelles je n’ai jamais travaillé et qui ont eu de l’influence sur moi, comme Barbara ou Colette. Barbara a mis des mots sur ma douleur adolescente. Vous la réécoutez vingt ans après, et vous comprenez enfin le sens de ses chansons. Elle était singulière, vraiment elle-même. Et je crois que tout auteur femme qui s’est positionnée au-delà de l’apparence physique m’a fait un bien fou. Car, comme beaucoup de jeunes filles qui voulaient être actrices, il y avait cette contradiction entre le fait de vouloir être jolie et dans les canons de l’époque et ce quelque chose en moi qui se révoltait et ne voulait pas être réduite à une enveloppe physique. Donc toutes les femmes dont ce n’était pas la préoccupation majeure m’ont libérée complètement. Comme Colette ou George Sand. C’étaient des femmes qui ont fait fi d’une société qui était encore plus « enfermante » pour les femmes que la nôtre.

Vous avez beaucoup travaillé avec des femmes ces dernières années.

Oui, il y a eu Carine Tardieu qui m’a offert un rôle magnifique dans Du vent dans mes mollets. À partir de ce film, je n’ai cessé de travailler avec des femmes, des femmes que j’admire comme Léonore Confino, Catherine Schaub, Catherine Hiegel au théâtre récemment, mais aussi Baya Kasmi, et là, Blandine Lenoir. Ces femmes qui prennent la parole et cette sororité me réjouissent. Et puis il y a eu Bruno Podalydès, une femme formidable ! Je ris à peine en disant cela, sa part féminine est réelle et très belle.

Précisément, dans Comme un avion, vous vous dévoiliez physiquement dans une scène d’amour ludique et très sensuelle…

On est dans un monde qui cache tellement la rondeur que, quand on la voit, ça trouble. La chair, la graisse sont gommées dans notre société, comme les rides. Alors, quand tout à coup on les voit et qu’il y a un beau regard posé dessus, ça réjouit. Et c’est aussi pour cela que j’aime Aurore, qui montre autre chose de la femme que ce à quoi nous sommes habitués. Je tiens beaucoup à ces films.