Tom Cruise, portrait et leçon d'anatomie

Regards croisés sur l’intense Tom Cruise à l’occasion de sa venue sur la Croisette pour présenter Top Gun : Maverick de Joseph Kosinski.

Mélopée pour un talent gâché

 

À l’heure où le Festival de Cannes rend hommage à Tom Cruise, profitant de la sortie mondiale de Top Gun : Maverick, Joseph Kosinski, 2022), qui rappelle l’époque où l’acteur faisait preuve d’un talent protéiforme, passant d’un film sur la jeunesse (Ricky Business, Paul Brickman, 1983) à un autre relevant du fantastique (Legend, Ridley Scott, 1985), puis du monde des pilotes de chasse (Top Gun, Tony Scott, 1986) à celui des avocats véreux (La Firme, Sydney Pollack, 1993), nous sommes en droit de déplorer que ce talent, depuis le début des années 2000, ne se soit manifesté qu’à l’occasion de films d’action, comme les six Mission impossible, auxquels vont s’ajouter deux opus supplémentaires en 2023 et 2024.
En effet, l’on doit à Tom Cruise d’excellentes prestations dans des films qui ont marqué les années 1986-1999. À commencer par La Couleur de l’argent de Martin Scorsese (1986), où, aux côtés de Paul Newman, il louvoyait très aisément entre une naïveté américaine ancestrale et le cynisme matérialiste propre aux années Reagan. Puis, dans Rain Man (Barry Levinson, 1988), cette fois en compagnie de Dustin Hoffman, il pratiquait à nouveau ce même cynisme, mais se trouvait confronté à un frère autiste, qui le replongeait petit à petit dans la mythologie apaisante de son enfance. Un retournement d’attitude que l’on retrouvait dans son incarnation de Ron Kovic dans Né un 4 juillet d’Oliver Stone (1989), qui, après avoir été un patriote va-t-en guerre, était devenu un pacifiste militant, foncièrement opposé à la guerre au Vietnam. Une interprétation époustouflante qui lui valut le Golden Globe du meilleur acteur en 1990.
Le jeu de Tom Cruise était alors – et l’est encore – très spontané, d’une justesse d’expression quasi naturaliste, bénéficiant d’un dynamisme saisissant dans les déplacements, les regards, la diction, dû sans doute à sa pratique assidue de plusieurs sports (basket, football US, baseball, hockey et lutte), qui lui permit de maîtriser le grand handicap de sa jeunesse : la dyslexie. Une force naturelle qui l’amena à se confronter à des scènes physiques difficiles, comme celles des courses automobiles de Jours de tonnerre (Tony Scott, 1990), où, quoique doublé pour les plus dangereuses, il exigea néanmoins de tenir le volant pour les moins risquées. Une force qui le conduisit peu après à s’investir personnellement de plus en plus, aussi bien sur le plan économique (il devint alors producteur de ses films) que sur celui du pur spectacle.
Conscient de sa place dans l’industrie post-hollywoodienne, l’acteur-producteur, tout au long des années 1990, alterna les films d’auteur pour cinéphiles avisés et les productions visant le grand public. Ainsi se succédèrent des doublés annuels aux titres aussi différents que, en 1996, Mission impossible (Brian De Palma) et Jerry Maguire (Cameron Crowe) et, en 1999, Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick), dans lequel il excellait dans l’art de visualiser la tentation, l’abandon, le refoulement, le doute face à la beauté du mal, et Magnolia (Paul Thomas Anderson), où il s’adonnait à l’art de la composition en interprétant un gourou médiatique, spécialisé dans la manière de faire souffrir les femmes. Il continua d’alterner les genres (la science-fiction avec Steven Spielberg pour Minority Report en 2002 ; le film historique, Walkyrie, pour Bryan Singer) et alla même jusqu’à s’octroyer un rôle de méchant dans Collatéral de Michael Mann en 2004.
Mais, en 2006, à la suite de la rupture de son contrat par la Paramount, excédée par son prosélytisme pro-scientologique, Cruise enchaîna alors des films qui ne firent plus date, comme le pourtant intéressant Lions et Agneaux de Robert Redford (2007) ou l’inexistant Rock Forever (Adam Shankman, 2012). C’est alors, pour relancer sa carrière, qu’il s’imposa de ne se produire que dans de potentiels blockbusters, reprenant en main la franchise des Mission impossible, où, à partir du troisième opus en 2006, il multiplia les cascades, les rendant de plus en plus stupéfiantes, l’une d’entre elles, en 2018, dans Mission : Impossible-Fallout (Christopher McQuarrie), lui valant une fracture sévère de la cheville. On est loin donc du Tom Cruise de Scorsese, Levinson, Stone et Kubrick, mais nous nous devons d’admettre que son sourire autant carnassier qu’enfantin et son dynamisme sportif survitaminé sont, à près de soixante ans, toujours au rendez-vous !

Michel Cieutat

 

Tom Cruise - dessin : Olivier Bombarda (cliquez pour agrandir l'image)
Tom Cruise – dessin : Olivier Bombarda (cliquez pour agrandir l’image)

Tom Cruise, leçon d’anatomie

 

Des jambes comme douées d’une vie propre, battant frénétiquement dans l’espace pour faire tourner la caméra comme la roue d’un hamster. Un sourire métonymique, aussi charmeur que carnassier d’une canine à l’autre, dont Neil Jordan saura combiner ces deux qualités complémentaires dans Entretien avec un vampire. Des yeux à la fixité de glace, jadis « grands fermés » chez Kubrick. Des bras aux muscles sans ostentation, mais capables des cascades les plus cinégéniques.

Le tout assemblé autour d’une taille notoirement modeste (1 m 70 au garrot), souvent moquée, mais immédiatement reconnaissable, et peut-être bien le secret de son succès ininterrompu.
Tom Cruise, c’est le défenseur passé attaquant, qui se faufile entre les jambes des cadors pour finalement arriver le premier au but fixé : devenir une star. Et le rester. Qu’on en juge à partir de la photo de famille d’Outsiders, le film d’avant la révélation : si tous ces débutants solaires vont connaître des gloires irrégulières et éphémères, de Patrick Swayze à Rob Lowe en passant par Matt Dillon, c’est bien l’avorton relégué à un cinquième rôle qui les coiffera au poteau pour les quatre décennies suivantes, sans même attendre la fin de cette année 1983, qui voit la sortie du film de Francis Ford Coppola, mais aussi de Risky Business, profession de foi et catapulte sans retour vers la célébrité.
En effet, à l’orée de ces années 1980 reaganiennes, d’emblée coincé entre les corps monstrueux des Schwarzenegger et Stallone triomphants, l’impétrant n’avait d’autre choix que de compenser son physique somme toute banal par une suractivité volcanique. Glissade sur le parquet pour un karaoké endiablé dans Risky Business, sauts de cabri dans Legend, danses de la victoire proches de la transe dans La Couleur de l’argent, trémulation sismique des shakers dans Cocktail… D’abord dispersée, cette énergie en apparence incontrôlable aura construit la spécificité de l’acteur, avant de peu à peu se canaliser et trouver son expression la plus limpide dans la course. Ses sprints compulsifs sont très tôt devenus une signature de la geste « cruisienne », pure énergie cinétique le projetant inlassablement, de film en film, dans une logique exponentielle proche du cartoon, le rapprochant d’une autre star de cinéma : le Coyote, lancé aux trousses de Bip Bip.

« Autant que possible, faire de la gravité l’ennemi numéro 1 du Coyote ».
En édictant ce commandement narratif central de la fameuse série animée, le génial réalisateur Chuck Jones ne pouvait se douter qu’il décrivait par anticipation la menace existentielle et le combustible même de Tom Cruise. De fait, à bien y regarder, les cascades de l’acteur, qu’il se plaît à réaliser lui-même et qui sont devenues au fil du temps l’argument de vente principal de ses films, le mènent systématiquement au bord du gouffre, à contempler l’abîme pour souvent y chuter, et toujours en ressurgir, bondissant de plus belle, comme le Coyote jadis survivait à tous les outrages – immolation, noyade, écrasements… Loin de n’obéir qu’à la logique éprouvée et irréaliste des films d’action, cette insistance pavlovienne, érigée en système, interroge. Depuis une dizaine d’années, un vertige de l’immortalité voit les héros qu’il incarne mourir pour mieux renaître dans de très littérales résurrections, comme l’a synthétisé jusqu’à l’absurde le réjouissant Edge of Tomorrow, conduisant Tom Cruise à devenir autant un histrion comique, lancé sur les pas de sa propre caricature, qu’une figure tragique de Sisyphe hollywoodien, qui s’épuiserait en vain à interrompre sa frénésie constitutive. C’est ainsi que parfois, quelques secondes avant l’impact inévitable, on peut voir briller la même lueur de désespoir dans les yeux de l’imaginaire Coyote et du bien réel Tom Cruise, effrayés l’un et l’autre par la certitude de leur éternel recommencement.
Car Cruise ne semble plus capable non seulement d’arrêter, mais même de ralentir sa course folle. Se met-il en scène pendu à la façade du plus haut gratte-ciel du monde dans Mission Impossible 4 qu’il double la mise dans l’épisode suivant en se laissant emporter dans les airs, accroché à mains nues à la carlingue d’un avion… Autant de pitreries aussi joyeuses dans leur inventivité enfantine qu’inquiétantes dans leur inflation, et toutes prémices à l’ultime et inévitable horizon, seul capable d’accueillir cet Icare de cinéma : l’espace, où Cruise est annoncé sous peu pour son prochain film. Là où brillent les « stars ».

Emmanuel Raspiengeas

 

Tom Cruise - dessin : Olivier Bombarda
Tom Cruise – dessin : Olivier Bombarda (cliquez pour agrandir l’image)

Bonus anecdote : Brève rencontre

 

C’était à la faveur d’une conférence de presse organisée au Ritz lors de la sortie du Dernier Samouraï en janvier 2004. Survolté, l’acteur avait grimpé sur la table devant lui, aussi leste qu’un chimpanzé, afin d’illustrer ses propos relatifs à son entraînement physique pour ce film. Alors que des journalistes lui demandaient un autographe à l’issue de ce moment mémorable, je tente, dans la cohue, de lui poser une question sur le travail de sa voix, mon micro de reporter radio à la main. Tom Cruise a suspendu un instant ses signatures et planté ses yeux dans les miens pour me répondre. Rarement ai-je perçu une telle intensité dans le regard de quelqu’un. Il y a dans le sien une telle volonté de vous convaincre, d’être entier dans l’échange que sa présence aussitôt vous électrise et vous fige à la fois. Comme si l’acteur tentait d’emprunter le chemin le plus court, le plus immédiat entre lui et son interlocuteur. Comme s’il voulait défier le temps et l’espace, s’adresser à votre âme et fusionner momentanément avec vous. Il faut un instant pour s’en remettre lorsqu’il débranche son regard du vôtre. Un instant pour retrouver son centre et son axe, faire le tour de soi et vérifier que Tom Cruise ne vous a rien subtilisé au passage.

Anne-Claire Cieutat