Le double jeu de Romain, Guillaume et Mathieu

Une nouvelle amie de François Ozon. La Prochaine Fois je viserai le cœur de Cédric Anger. Un illustre inconnu de Matthieu Delaporte. Le calendrier des sorties de novembre offre trois semaines de suite un rôle riche à un acteur français de premier plan. Et pas n’importe quel type de rôle : une incarnation troublante où se joue la question du double. L’occasion pour Romain Duris, Guillaume Canet et Mathieu Kassovitz de plonger corps et âme dans la magie de leur art et de jouer avec les abîmes de l’identité.

 


MATURITÉ


Ils ont tous les trois la quarantaine et sont devenus jeunes vedettes dans les années 1990. Depuis, ils ont grandi avec nous. Sur grand écran. Deux sont devenus réalisateurs et producteurs (Kassovitz et Canet), dorures (Prix de la mise en scène à Cannes et César du meilleur film pour le premier, César du meilleur réalisateur pour le second), succès (La Haine, Ne le dis à personne, Les Petits Mouchoirs) et tournages aux « States » (Gothika, Blood Ties) à la clé. Le troisième (Romain Duris), qui démarra en glandeur dragueur dans Le Péril jeune du fidèle Cédric Klapisch, a viré interprète prisé, d’Audiard à Honoré, de Jacquot à Chéreau et Gondry. Vingt ans de métier plus tard, l’âge d’homme entamé, ils ont fait le choix de se glisser dans la peau de personnages à la dichotomie — voire la schizophrénie —vertigineuse. Double vertige, car incarner est déjà un dédoublement.


DUALITÉ


Jouer pour avancer masqué ? Pour se dévoiler ? Pour se noyer en l’autre ? Pour faire le tour de soi-même ? Les facettes et les angles fourmillent et l’acteur reste un des expérimentateurs les plus aigus de l’être humain. C’est peut-être pour ça que David, Franck et Sébastien ont attiré ces trois solistes du jeu, car ils démultiplient encore le plaisir de défendre un personnage et une histoire. Chacune de ces créatures de fiction se retrouve en effet à orchestrer son propre double, par nécessité de survie (l’homme David et la femme Virginia d’Une nouvelle amie), par folie meurtrière (Franck, gendarme et tueur de La Prochaine fois je viserai le cœur), par addiction existentielle (Sébastien, lui-même et grimé en l’autre dans Un illustre inconnu). Ce parallèle résulte pourtant d’origines opposées : libre adaptation de The New Girlfriend de Ruth Rendell pour Ozon, fait-divers réel survenu en 1978-1979 pour Anger, et pure création pour Delaporte et son co-scénariste Alexandre de la Patellière.


INTÉRIORITÉ


Le corps reste le cœur de cette transformation et permet à chaque interprète de se servir du sien comme d’un stradivarius. Travestissement pour Romain Duris, costumes et prothèses pour Mathieu Kassovitz, uniformes pour Guillaume Canet. Démarche, gestes et voix ralentis et féminisés pour le premier, exercés et calqués d’après chaque modèle pour le second, articulés autour de la raideur et de l’auto-supplice pour le troisième. Isolés du reste du monde, David, Franck et Sébastien agissent en cachette, pour leur propre fantasme, dans un espace clos, chambre ou cave, où s’effectue la transformation. Un véritable cabinet secret, tel un sas qui déjoue les apparences. Mais la métamorphose se nourrit aussi de l’expérience vécue, et le sans-faute requis par la duplicité (au sens premier) indicible des personnages passe par la mort. C’est au décès de sa femme que David a besoin de devenir Virginia. C’est en orchestrant la mort des autres que Franck assouvit ses pulsions de mal-être. C’est en copiant l’autre pour mieux « se tuer » lui-même que Sébastien existe enfin. Et c’est au contact de l’enfant que leur part d’humanité (même monstrueuse pour le gendarme Franck) s’exprime, poussée par le désir de transmettre. David devient initialement Virginia pour calmer son bébé et le nourrir. Franck souhaite aider son petit frère à grandir et à s’armer face à la dureté de la vie. Sébastien est touché par le besoin de lien paternel du fils de celui qu’il duplique, Henri de Montalte.


INTÉRIORITÉ


Pas besoin de grandiloquence ni d’esbroufe ostentatoire. Duris, Canet et Kassovitz ne sont pas des adeptes de la performance pour la performance, de l’exercice de style, de la mécanique bien huilée. C’est dans une adéquation intérieure avec l’être qu’ils ont à incarner qu’ils en atteignent la vérité. Le costume, le maquillage, l’enveloppe sont essentiels, mais ne suffisent pas. Les trois films ne jouent pas la carte de la parodie ou de second degré qui tiendrait le spectateur à distance du personnage. Il faut croire en lui. Et on y croit, car les solistes jouent pleinement les pulsions de David, Franck et Sébastien. Ils font corps avec eux, les comprennent dans leur trouble intérieur et dans leur quête individuelle, de l’épanouissement au grand jour de Virginia à l’effacement ultime de Sébastien, jusqu’à l’anéantissement de Franck. Passionnant d’assister à une alchimie rare : la rencontre d’un personnage dense et complexe avec un interprète en pleine possession de son métier, combinant un lâcher-prise et une maîtrise d’une subtilité de haut vol. Trois rendez-vous avec le brio.