Miss Peregrine et les enfants particuliers

Restons étranges

Le dernier film de Tim Burton est l’adaptation d’un roman né de la rencontre de Ransom Riggs, romancier, avec une série de portraits sépia de personnages « étranges ». On ne pouvait pas rêver meilleur espace de jeu pour le réalisateur d’Edward aux mains d’argent.

On a coutume de dire que les premiers films sont autobiographiques. Et personne n’aurait l’idée saugrenue de dire qu’Edward aux mains d’argent n’est pas un alter ego parfait de Tim Burton. En oubliant qu’il s’agit de son quatrième long-métrage et qu’il serait donc moins proche de lui.
Ceci pour argumenter que les films, quels qu’ils soient, racontent tous leur(s) auteur(s). Et qu’il paraît curieux d’imaginer que le « vrai » Tim Burton soit celui d’Edward ou Beetlejuice, et qu’il serait un « faux » lui-même quand il signe Big Fish, Sweeney Todd ou même Charlie et la chocolaterie.

Alors non, ce Miss Peregrine et les enfants particuliers ne marque pas « le retour de Tim Burton ». C’est un film de Tim Burton, avec tout ce que cela implique, de qualités et de défauts. C’est un film qui lui ressemble, aujourd’hui.

Bien sûr, il s’agit d’un « conte » pour enfants, avec des gentils très gentils qui n’hésiteront pas à se sacrifier, des méchants très méchants qui mangent les yeux des enfants… Et entre deux, un « étranger », Jake, qui nous permet de découvrir ce monde et en possède la clef bien malgré lui. Une formule classique, qui marche à plein ici, parce que les gentils très gentils, ce sont des « particuliers ». Des enfants qui ne grandissent pas car bloqués dans une boucle temporelle qui les en empêche, aux dons divers et variés, étranges, parfois effrayants, mis au ban d’une société qui ne les comprend pas. Des personnages poursuivis par ceux qui voudraient s’approprier leurs pouvoirs, sans faire grand cas de ce qui leur adviendrait.

Ça vous rappelle quelque chose? Ces thèmes de la différence, de l’inadaptation, de la fin de l’innocence, des rêves impossibles de ceux qui ont le cerveau à part et voudraient vivre tranquillement, ce sont les thèmes chéris de Tim Burton depuis des années. Et ce n’est pas pour rien que le cinéaste des « freaks joyeux » s’empare de Miss Peregrine, qui lui permet d’explorer ces thèmes davantage encore, mélangeant pour notre plus grand plaisir ses univers visuels fétiches, de la maison en ruine à la fête foraine en passant par le cirque, des endroits où se passe l’extraordinaire, pourtant invisible aux yeux des passants « normaux ».

Parce que – qu’on ne s’y trompe pas – l’univers de Miss Peregrine est somptueux. Et si la 3D n’est pas forcément nécessaire, elle permet néanmoins de s’y plonger rapidement. Des enfants particuliers qui rappellent immanquablement ses tragic toys  et les contes autour de La Triste Fin du petit Enfant Huitre… Une maison ancienne qui revit, à laquelle il ne manque que les sculptures glacées. Un cirque et des freaks qui ne sont pas sans rappeler Big Fish. Tout y est, dans le plus pur « style Burton », ce gothique mâtiné d’étrange et de beauté tout en tourbillons. Visuellement, on est bien chez Tim Burton et il reste encore aujourd’hui le seul capable de créer ces images avec cette efficacité.

Mais surtout, tout ceci n’est pas là pour rien. Il se dégage dès les premières minutes de Miss Peregrine un sentiment d’étrangeté. Et c’est ce sentiment un rien déroutant qui fait aussi l’attrait du film, au-delà de la découverte d’un univers « particulier », des bizarreries de chacun.

On sent très vite le danger, les ombres sans visages qui guettent ces enfants et la communauté joyeuse qui s’est organisée dans la maison refuge tenue par Miss Peregrine.
Cela tient à quelques non-dits, à quelques regards troubles, et donc au talent des acteurs de Burton.

Il y a Samuel Jackson, méchant de comics, surprenant et drôle. Il y a les enfants, les grands yeux de Ella Purnell, le sourire en coin de Rupert Everett, la classe de Judi Dench…
Il y a surtout Eva Green, bien sûr, qui incarne une Miss Peregrine mystérieuse, serrée dans un tailleur impeccable, sorte de Mary Poppins qui fumerait la pipe et aurait changé la recette; pour faire passer le médicament, elle serait plus whisky que sucre… Jouant sans peine les changements de rythme et de registre, elle mène le film à son rythme, après tout, c’est elle la gardienne du temps, celle qui permet à tout ce petit monde de vivre éternellement une journée « à l’abri », celle du 3 septembre 1943, alors que le reste du monde a avancé vers 2016.

Un temps double, voire triple, dont le film s’empare avec parfois un peu de peine, mais qui, finalement, sert aussi une intemporalité qui vient appuyer le propos de Tim Burton : il faut s’éloigner du temps et des autres pour pouvoir être en accord avec sa nature profonde, nature qu’une société normée ne peut pas accepter. (Oh, tiens, revoilà Edward !).

Il ajoute aussi un « stay peculiar » (mal traduit en français par « je suis particulier »), qui là encore porte sa marque. Tim Burton, inlassablement, depuis Vincent enjoint le monde à ouvrir les yeux, à accepter ceux qui voient des choses qui ne sont pas là, et qui ont des dons particuliers.

Magique et magnifique, divertissant et prenant, ce Miss Peregrine et les enfants particuliers emporte une fois de plus notre jugement et on aime particulièrement que Tim Burton ait cette capacité à rester lui-même « particulier » quand il le faut, parce que c’est là qu’il nous emmène et rafraîchit à notre tour notre étrangeté, envers et contre tout. Salutaire.