Vous ne désirez que moi

L’amant

Marguerite Duras et Yann Andréa ont vécu une passion hors du commun. Swann Arlaud prend la voix du jeune amant homosexuel de la romancière, dans une adaptation sublime, par Claire Simon, d’entretiens donnés en 1982 à la journaliste Michèle Manceaux. 

C’est arrivé. Parce que c’était lui, parce que c’était elle. « On a parlé, bu du vin rouge. Je suis resté, et je ne suis jamais reparti ».  En 1980, à Trouville, Yann Andréa a rendez-vous avec Marguerite Duras. Cinq ans déjà qu’il s’obsède à écrire à Marguerite qui ne lui répond pas. Depuis qu’il a lu Les Petits Chevaux de Tarquinia (1953, Gallimard), il a été saisi d’un foudroiement irrévocable : il lit Duras, seulement Duras, à la folie.  « C’était une adhésion presque physique. Il y avait une sorte de donnée simple et vraie qui m’a passionné. L’écriture, c’est des choses très simples. Ça décompose tout. Et finalement, ça renvoie au silence ».

En 1980, cela fait cinq ans qu’il tourne autour de la romancière mondialement célèbre, qu’il l’assiège de lettres enfiévrées après qu’il l’a croisée à Caen, en 1975, lors de la projection de son film India Song, avec Delphine Seyrig, Michael Lonsdale. Cette relation épistolaire ressemble à une cour littéraire, sans autre forme de désir que celui de la dévotion. Celle-ci est singulière et absolue. L’été 80 est un commencement sans fin. Yann Andréa entre dans la vie de Duras et n’en sortira plus, jusqu’à la mort de l’écrivain, en 1996. Elle écrira leur histoire, dans Yann Andréa Steiner (Éditions de Minuit, 1992).  Il donnera sa version, dans Cet amour-là (Pauvert, 1999, réédité en 2016). 

Qui est pris, qui est épris ? Qui sont ces amants, la vieille dame et le jeune homosexuel ? Elle l’a convaincu qu’il n’est rien sans elle. Elle lui a dit, impérieuse et impérative, sans discussion : « Vous ne désirez que moi ». Mais lui, que dit-il ? Avec ce film justement intitulé Vous ne désirez que moi, la réalisatrice Claire Simon remet le couple Duras-Andréa au centre du discours de l’amant. L’amant parle, l’amant peine, l’amant décrit : il dit les raisons et la déraison de leur histoire, la douleur et la beauté, la dévoration et la consomption. Duras est d’une absolue tyrannie, d’une force et d’une fragilité aussi conséquentes. Duras est rongée par l’alcool et la déchéance de son propre corps. Et Duras est amoureuse. Alors Duras souffre et exige. Elle dit : « Je vous aime. Tais-toi. »

Vous ne désirez que moi de Claire Simon. Copyright Les films de l'après midi / Dulac Distribution.

Yann est-il la créature de Duras, qui l’a rebaptisé Andréa au lieu de Lemée ? N’est-il que son personnage depuis qu’elle a changé son nom même, lui arrachant son identité ? Est-ce si simple ? Dans Vous ne désirez que moi, Yann Andréa déroule un autre récit : il aliène sa liberté et sa volonté d’un consentement lucide. Il accepte l’emprise, la relation asymétrique, soumis au désir Marguerite, à l’amour Marguerite, à la servitude Marguerite. Il n’est pas la victime, le faible, l’innocent : il conçoit et accepte sa soumission. Il est clairvoyant. Il ne se dérobe pas au réel. Jamais il ne semble perdu. Jamais il ne semble se quitter lui-même. Jamais il ne paraît être en sommeil de soi. La relation avec Duras est dans la même mouvement paradoxal, construction et destruction.

Avec Vous ne désirez que moi, Claire Simon pousse la porte du labyrinthe de cette passion inépuisable à son début : le film adapte les entretiens que Yann Andréa a donnés en 1982 à la journaliste Michèle Manceaux, amie de Marguerite Duras, dans la maison de la romancière, à Neauphle-le-Château. Vous ne désirez que moi tourne autour de la parole, de l’écoute et des blancs silences de l’un à l’autre. Il circule autour de la confession, dans le huis clos d’une pièce aux airs de salon psychanalytique. Hervé Villard chante Capri, c’est fini. En 1982, l’histoire de Yann Andréa et Marguerite a commencé depuis deux ans. En 1981, Yann Andréa est parti, mais l’abandon était passager, avant le « retour définitif et durable de l’être aimé » (on a emprunté ces derniers mots au titre d’un livre d’Olivier Cadiot, NDLR)

Vous ne désirez que moi de Claire Simon. Copyright Les films de l'après midi / Dulac Distribution.

Swann Arlaud est la voix magnétique et la présence mystérieuse de Yann Andréa, à qui il ne ressemble pas. Emmanuelle Devos est Michèle Manceaux, la journaliste aux questions bienveillantes. Swann Arlaud, au début, a résisté. Il a dit non à la fiction de ces confessions intimes : enfant, il a connu Duras, une amie de sa famille ; son beau-père, Bruno Nuytten, a été le directeur de la photographie de la plupart des films de la romancière. Mais Swann Arlaud a lu la retranscription inédite de ces entretiens, dont les enregistrements avaient été perdus et retrouvés, puis publiés par les éditions Pauvert après la mort de tous les protagonistes. Les mots, rien que les mots, Swann Arlaud fut séduit, ému, bouleversé : « J’ai accepté le rôle pour le texte ».  

Vous ne désirez que moi est une étonnante mise en scène de la parole amoureuse, qui semble agir comme un énoncé quasi performatif : le film construit à partir des mots dits un univers imaginaire, une projection mentale, un temps et un espace propre. L’histoire amoureuse prend forme, intriquant au dialogue Andréa/Manceaux des peintures qui n’apparaissent à aucun moment comme une illustration, bien plus comme une extension de la confession de Yann Andréa. 

Vous ne désirez que moi est aussi une histoire de fantômes. On reconnaît un fantôme à sa présence. Marguerite Duras n’a pas assisté aux confessions de Yann, mais elle a été là à chaque instant, quelque part dans la maison. Dans le film de Claire Simon, sa présence hors champ se manifeste dans l’air de la chambre, dans le souffle de Yann Andréa (Swann Arlaud), dans les mots qu’il choisit précis, dans les questions que lui pose Michèle Manceaux (Emmanuelle Devos).  Duras est l’autre héroïne du récit. L’amant se raconte, raconte Duras, et Duras invisible fait signe. Le téléphone sonne, que personne ne décroche : c’est elle. Une archive de tournage : c’est elle, dirigeant Yann Andréa, intraitable et dure, dans Agatha et les lectures illimitées (1981), dont les chutes ont été réemployées pour composer un autre film, L’Homme Atlantique (1981). Il y a alors deux fantômes sur l’écran de Vous ne désirez que moi : la vieille romancière et l’amant. Sur la fiction rêvée, ils apparaissent, vivants et vrais, et cette double apparition de Yann Andréa et de Marguerite Duras crée une émotion simple et considérable. Parce que c’est lui, parce que c’est elle.