Un père absent qui refait surface ; ses filles confrontées à son regard retrouvé et l’ambivalence de leurs sentiments à son égard. Sensible, aéré et vivant, le nouvel opus du réalisateur danois Joachim Trier est une merveille.
Le cinéma de Joachim Trier est jalonné d’instants inoubliables. On se souvient de la très belle séquence du café où deux jeunes filles dressent la liste de leurs rêves sous le regard attendri du toxicomane à bout de course d’Oslo, 31 août, de la valse-hésitation de Julie portée à son point d’incandescence dans une course soudainement gelée dans Julie en douze chapitres, de ces moments où les porte-voix du cinéaste font état de leur difficulté d’être au monde sans perdre leur grâce pour autant. Car chez le cinéaste danois, aussi fragiles soient ses personnages, un espace est toujours ménagé pour laisser l’air, la rêverie et l’espérance circuler. Cela tient à sa judicieuse narration, son rapport à l’espace où se reflètent les états d’âme, à sa lumière d’une clarté spirituelle, comme aux peaux de ses acteurs qu’il regarde avec tendresse et sur lesquelles se lit une bible entière de sentiments humains.
Valeur sentimentale débute avec poigne : il nous embarque dans les coulisses d’un théâtre où Nora, comédienne, est figée par le trac à l’heure d’entrer en scène. Il lui faut batailler avec l’angoisse, demander à un collègue de la violenter, sortir à tout prix de sa geôle intérieure pour pénétrer l’espace de fiction qui lui revient d’animer. Cette scène est à elle seule un moment épique d’une folle intensité qui nous laisse le souffle coupé. Ce qui suivra sera à la fois plus doux et tout aussi puissant, car Nora devra faire face, avec sa sœur Agnes, au retour de leur père dans leur vie. Ce réalisateur célèbre qui a toujours eu la tête ailleurs, ne les a pas regardées grandir ayant fui son domicile pour vivre ses aventures librement. La bataille se livrera dans l’arène d’une maison de famille sur le point d’être vidée et vendue, où la mélancolie menaçante tout comme l’envie de vivre au temps présent se disputeront la partie.
Au cœur de ce dispositif où la pudeur et l’humour jamais ne s’absentent, Joachim Trier retrouve l’actrice en passe de devenir son égérie. Découverte brièvement dans Oslo, 31 août, retrouvée dans le rôle-titre de Julie en douze chapitres, la ravissante Renate Reinsve fait, comme toujours, merveille. Son visage est un paysage animé, un écran où s’expriment mille émotions et où se projettent les nôtres : elle irradie, aimante la caméra, fait vibrer les scènes et nous avec. À ses côtés, dans le rôle de sa sœur, Inga Ibsdotter Lilleaas charme par la délicatesse de son jeu, tandis que, dans la peau de leur père, Stellan Skarsgård trouve là un de ses meilleurs rôles.
Un bonheur de film à la résolution chavirante, qui a obtenu, à Cannes en mai dernier, le Grand Prix du jury présidé par Juliette Binoche. Comment ne pas y souscrire ?
Anne-Claire Cieutat