Tár de Todd Field

Portrait de l’artiste en monstre

Après une très longue absence, Todd Field revient au cinéma avec le portrait d’une artiste brillante et controversée. Devant sa caméra, Cate Blanchett, inspirée comme jamais, prouve qu’elle parvient encore à surprendre.

Il y a bien longtemps que nous n’avions pas eu de nouvelles de Todd Field. L’homme, qui avait progressivement abandonné son métier d’acteur pour passer derrière la caméra en 2001 avec In the Bedroom, avait quitté le grand écran et les discussions cinéphiles après Little Children, son deuxième film sorti en 2006. C’est peu de dire qu’il fait un retour fracassant avec Tár, considéré comme un des favoris de la course aux Oscars qui est en train de se jouer.
Pourtant, par bien des aspects, ce film, comme ses deux prédécesseurs, est conçu pour déranger et faire réfléchir le spectateur. Lydia Tár, cheffe d’orchestre très en vue, officie à Berlin, enseigne à New York et se produit sur les scènes du monde entier. Mais derrière cette figure aussi brillante qu’imposante se dévoile peu à peu un personnage qui se révélera tour à tour réactionnaire, manipulateur et dangereux, prêt à tout pour imposer ses vues et son pouvoir dans un milieu extrêmement concurrentiel.
Ce n’est pas tant la face cachée d’un personnage public qui intéresse Todd Field que ses contradictions, qui font la force du portrait construit par le réalisateur et son interprète principale, Cate Blanchett, dont l’incroyable présence à l’écran imprime le film et au-delà. Car l’association de ces deux talents, de toute évidence en parfaite symbiose, produit un monstre fascinant. On est immédiatement impressionné par Lydia Tár, à la culture et à l’intelligence musicales absolument bluffantes, aussi bien capable de disserter sur le rôle du chef d’orchestre que sur les vues politiques et sociétales peu ragoûtantes d’Edgar Varèse. Tout comme on est gêné par son autoritarisme et sa façon de s’imposer face à un contradicteur qui n’a pas son assurance quand il s’agit d’argumenter. La force et la faiblesse du personnage sont ainsi parfaitement résumées dans une scène essentielle du film, au cours de laquelle Lydia Tár humilie un de ses étudiants, qui affirme conformer ses choix musicaux à une grille sociétale très contemporaine.
Cette scène, aussi cruelle que brillante, fonctionne comme une démonstration de force du duo : tournée en un plan-séquence virtuose, elle accompagne une Cate Blanchett maîtresse de l’espace, tissant une toile de rhétorique pour emprisonner un adversaire qui n’a ni son aisance ni son expérience.

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La séquence pourrait laisser supposer que Todd Field va se jeter à corps perdu dans un débat esthétique et éthique qui agite les sociétés occidentales contemporaines, mais le réalisateur s’oriente ensuite vers une autre thématique, tout aussi importante, celle du harcèlement dans le milieu de la culture, donnant l’impression qu’il ne choisira finalement pas vraiment de sujet, s’attachant avant tout à une chose, le portrait d’un personnage complexe et intimidant, qui aimante la caméra du cinéaste. À tel point que les autres personnages, pourtant campés, entre autres, par une Noémie Merlant très juste ou un méconnaissable Mark Strong, ne semblent que des satellites destinés à graviter un temps autour de l’astre noir campé par Cate Blanchett, avant d’être impitoyablement expulsés du récit. Comme si le personnage de Lydia Tár avait fini par prendre jusqu’au réalisateur du film dans ses filets.

François-Xavier Taboni