Cannes 2025 : Sound of Falling

Fantômes familiaux

Peut-on encore, dans notre monde colonisé par le numérique, proposer des images innovantes ? La réponse est OUI dans ce film allemand passionnant.

Sound of Falling, premier choc de la compétition cannoise cette année, ne se laisse pas facilement appréhender et mérite d’être revu pour mieux en cerner l’exacte articulation. À la première vision, on épouse son courant intérieur, les sens mobilisés, portés par des images et des sons saisissants. Ce récit de deux heures et vingt-neuf minutes tresse quatre époques sur plus d’un siècle, et s’ancre autour d’une ferme, de ses alentours et de ses habitants, en Allemagne de l’Est.

La réalisatrice Mascha Schilinski, découverte en 2017 à la Berlinale avec son premier long-métrage Die Tochter, pense ici sa narration comme un chemin sinueux sur lequel elle sème des indices, et donne à sentir ce que les héritages transgénérationnels signifient. Les traumatismes vécus par les membres de cette famille, et en particulier les femmes, infiltrent l’inconscient familial et se répercutent sur leurs descendants à leur insu. La réussite de ce film consiste à évoquer ce phénomène non par les dialogues explicatifs, mais par la mise en scène même. Par les gestes itératifs des personnages, les décors (géniale idée que ce tunnel de paille récurrent), les mouvements de caméra habiles, la cinéaste matérialise l’immaîtrisable circulation, dans un arbre généalogique, de l’impensé, l’innommable et l’indicible, qui font le lit des névroses humaines.

Entre les murs de cette ferme, les souffrances se sont multipliées, donnant lieu à des scènes où l’étrange et le tragique se partagent le territoire. En filmant le rituel des photographies mortuaires auquel s’adonne cette famille au début du 20e siècle, la réalisatrice interroge le sens ontologique des images, dont l’étymologie nous renvoie à l’« imago », le masque moulé sur le visage des défunts pour en conserver les traits dans la Rome antique. L’image porte ainsi en elle la trace des fantômes, et, ici, ces derniers jouent un rôle aussi important que les vivants. Cette cohabitation fait naître des plans d’une grande inventivité, qui suscitent malaise et fascination.

Avant d’être cinéaste, Mascha Schilinski fut prestidigitatrice et danseuse de feu dans un cirque itinérant. Avec Sound of Falling, elle réalise un tour de magie doublé d’un tour de force : révéler, comme on le fait en chimie et en photographie, et mettre en lumière le mystère des fils invisibles qui relient les êtres à travers le temps. Voici qui est littéralement prodigieux.