Nos avis divergent sur le premier long-métrage d’Emerald Fennell, Oscar 2021 du meilleur scénario. Voici notre polycritique !
Un premier film plein de promesses
Dans ce premier long-métrage, la vengeance est un plat que Carey Mulligan, glacée et glaçante, mange aussi froidement que possible. Le scénario, primé aux Oscars, est amplement nourri de la fantaisie toute personnelle d’Emerald Fennell, par ailleurs actrice (The Crown), et de son vertigineux talent de scénariste, déjà exercé dans certaines séries télévisées (Drifters, Killing Eve).
Fennell a, plus que tout, le sens de la couleur, celui du décalage aussi, et une capacité à brosser des personnages féminins riches par leurs contradictions, leur humour noir et leurs excès. La dénonciation de la culture du viol et de ses conséquences devient, entre ses mains et celles de Mulligan, nommée aux Oscars pour son interprétation, un véritable exercice de style. L’hypocrisie est passée au vitriol. Les dialogues sont truculents. Les personnages peignent, sous une apparence pop et archétypale trompeuse, une galerie de portraits excessivement réaliste. Quant au casting, il est brillant : les rôles masculins, secondaires forcément, incarnés par des acteurs tous aussi désarmants les uns que les autres, font froid dans le dos. Ils permettent de souligner autant que de nuancer significativement le propos, et de démonter les clichés propres au contexte avec une crudité et une cruauté jouissives. Promising Young Woman bénéficie aussi, dans le rôle du prince charmant inattendu, de la personnalité et de l’énorme capital sympathie de Bo Burnham. Encore peu connu en France, le comédien et musicien atypique est un ovni dont on ne saurait se lasser. Affichant une amère ironie et surfant sur les clichés de la comédie romantique, à la croisée de l’esthétique comics pure, de la tendre excentricité de Wes Anderson et de la dissonance de Jason Reitman, Promising Young Woman est un bonbon acide sur lequel on est heureux de se casser les dents.
Mary Noelle Dana
Plus de forme que de fond
À Los Angeles, Cassandra feint l’ivresse lors de sorties en boîte de nuit pour piéger des noctambules prêts à profiter de sa supposée détresse. On le verra plus tard, la jeune femme, incarnée par Carey Mulligan, poursuit un but bien précis, lié à un passé traumatique. On n’en dira pas plus pour ne pas déflorer les surprises et retournements de scénario sur lesquels repose en grande partie le premier film d’Emerald Fennell.
Celle-ci voulait relever un imposant défi : faire œuvre politique (dénoncer les violences faites aux femmes) tout en proposant un objet pop et branché, susceptible de séduire un large public. Le pari semble en apparence gagné puisque le film a reçu un accueil globalement positif outre-Atlantique, et qu’il est revenu nanti de l’Oscar du meilleur scénario original. Comme si les votants de l’Académie n’avaient pris en compte que les intentions de Promising Young Woman.
Malheureusement, en pratique, les choses s’effondrent quand on regarde les ressorts d’un script univoque, qui sacrifie la crédibilité de ses personnages à son discours et à l’efficacité immédiate des surprises et des chocs assénés aux spectateurs. Pourtant, la photo acidulée de Benjamin Kracun, le montage habile de Frédéric Thoraval et, surtout, la richesse du jeu de Carey Mulligan donnaient envie de croire à ce projet ambitieux. Ils rendent d’autant plus rageant le gâchis d’un film qui brille bien plus par sa forme que par son fond.
François-Xavier Taboni
Retour de flamme
Il y a tout d’abord une jubilation étrange mêlée de gêne et de curiosité. On suit Cassandra, grande petite fille ravagée par un drame dont on ignore la teneur ; on est interloqué par son parcours torturé de boîtes de nuit tristes en garçonnières glauques, ses moues blasées de sa chambre enfantine dans la maison parentale à son lieu de travail au décor rose pastel et bleu tendre. Les surprises que ménage la mise en scène font leur office, jusqu’au mitan du film, où l’agacement se fait suraigu. Il nous oblige à remonter le fil du récit, à en voir tous les trucs, les tics. C’est une histoire de vengeance qui ne dit pas son nom, se cache sous son esthétique colorée, et n’assume ni l’un ni l’autre en tirant à la ligne (les 113 minutes paraissent bien longues), et jouant d’un faux suspense et d’un twist final.
Pourquoi ne pas expliciter le sort réservé aux mâles assaillants ? Des traits crayonnés dans un carnet, certains noirs, d’autres rouges, semblent indiquer une gradation dans les sévices, mais laquelle ? Pourquoi alterner romantisme et cruauté, enfantillage et violence jusqu’à la confusion ? Le projet d’Emerald Fennell, actrice par ailleurs, et ici autrice et réalisatrice, est plein d’audace et de bravoure : raconter, sans en faire une thèse, mais plutôt un objet atypique, les ravages irréversibles causés par certains hommes sans scrupules, dire enfin le ressenti des femmes face à ces comportements abjects, leur blessure et leur colère. Mais la cohésion de l’ensemble se perd dans les méandres de l’oxymore qui consiste à vouloir à tout prix signer un film pop grinçant, une bluette mal élevée. Malgré des trouvailles visuelles, un bel investissement des acteurs et une séduction indéniable émanant de la sincérité du propos, la dualité du film se retourne contre lui. Et nous laisse entre deux eaux.
Isabelle Danel