Makala

Un homme en marche

Après les champs et les vaches à 360 degrés de Bovines, Emmanuel Gras trace sa route pour filmer une autre marche. Sur un autre continent. Dans un autre monde. Et pourtant nous partageons la même planète. Makala ou un périple documentaire fascinant.

Documentariste de l’immersion, Emmanuel Gras retrouvait Cannes au mois de mai dernier, cinq ans après sa présence à l’ACID pour Bovines. C’était cette fois à la Semaine de la Critique, où il a remporté le Grand Prix du jury présidé par Kleber Mendonça Filho. Il a aussi décroché sur la Croisette la mention spéciale du prix documentaire l’Œil d’Or. Aucun commentaire, aucune voix off, aucune présence du cinéaste à l’image de Makala. La caméra suit son personnage et lui colle aux basques du début à la fin. Kabwita Kasongo, filmé dans une de ses tâches habituelles, s’attache à un arbre géant, qu’il va abattre, dépecer, brûler, et dont il va partir vendre le charbon à la ville. En swahili, « charbon » se dit « makala ». D’où le titre.

Le documentariste est là pour témoigner du monde, tout en se différenciant du reportage. Que son dispositif soit visible ou pas, interventionniste ou pas. Agnès Varda, Frederick Wiseman, Claude Lanzmann, Raymond Depardon, Rithy Panh, Nicolas Philibert ou Michael Moore font le même métier, mais chacun(e) à sa manière. En faisant intervenir la fiction à un degré ou à un autre. Emmanuel Gras assume ses outils techniques et les travaille avec exigence pour servir son propos. L’image de Makala est d’une beauté brute qui, bien loin de jouer la carte postale, renforce la prégnance d’une nature aride, et fatale aux ressources naturelles, qui disparaissent au fil du temps. Assurant lui-même l’image de sa caméra ultra-fluide, le réalisateur accompagne son protagoniste dans tous les temps et recoins de son effort, et donne à voir le monde dans sa rudesse.

L’expérience se vit aussi derrière l’écran. La durée du film est un travail à l‘œuvre que le spectateur endure, car il est partie prenante de ce qu’il voit. Du cinéma comme art interactif, qui ne laisse pas insensible, et confronte le témoin à son inaction. Sensible au destin d’un être et de sa famille. D’un pays. D’un continent. D’un espace-temps, où l’accès au rudimentaire est crucial pour survivre. Où l’argent récolté, s’il n’est pas trop marchandé, permet d’avoir accès aux médicaments ou aux tôles pour se bâtir un toit. Mais le peu exige des choix drastiques, transcendés par les frottements d’archet de violoncelle des compositions signées Gaspar Claus. Toujours en marche, Makala subjugue.