Lucky

Hommage à Harry Dean Stanton

Rares sont les films conçus en hommage à un acteur de son vivant. C’est le cas de Lucky, totalement structuré autour de la personnalité de Harry Dean Stanton et de l’unique rôle en vedette qu’il avait tenu auparavant : celui du magnifique Paris, Texas de Wim Wenders.

Un film à voir par tous les admirateurs de Harry Dean Stanton, cet acteur américain de second plan, qui est décédé l’été dernier, après avoir figuré, selon lui, dans au moins deux cents films, et qui avait eu l’honneur de se voir confier par Wim Wenders le rôle principal de Paris, Texas, en 1984. Rôle qu’il avait accepté très humblement, seulement après avoir obtenu l’accord de toute l’équipe du film. Un rôle qu’il interpréta avec son talent inné d’acteur passe-partout, crédible aussi bien en hors-la-loi (Le Récidiviste, Ulu Grosbard, 1978), policier (Adieu ma jolie, Dick Richards, 1975), faux prédicateur (Le Malin, John Huston, 1979), mécanicien (Alien – le 8è passager, Ridley Scott, id.), qu’en marginal (Macadam à deux voies, Monte Hellman, 1971), ami fidèle (Coup de cœur, Francis Ford Coppola, 1982) ou encore victime de toutes sortes (Sailor et Lula, David Lynch, 1990)…

Les deux scénaristes de Lucky, Logan Sparks et Drago Sumonja, ont donc imaginé une histoire pour lui rendre un hommage de son vivant. Ils lui donnent l’occasion d’être tout simplement lui-même (il peut, par conséquent, y fumer son paquet de cigarettes quotidien, avec la bénédiction du médecin joué par Ed Begley, Jr.), d’évoquer sa jeunesse dans le Kentucky où, à treize ans, il éprouva la peur du vide, ce qui, depuis, l’a conduit à ne croire qu’en la relativité de toute existence, cet ungatz, cette inanité de l’être ainsi exprimée par les mafieux italo-américains. Ainsi pensa-t-il très tôt que rien ne peut relever de la conscience humaine, que nous sommes tous prédestinés, que le monde n’a ni commencement ni fin, que l’identité individuelle n’est qu’une illusion, que nous appartenons donc au vide, que nous ne sommes rien, qu’il n’y a pas de réponse à quoi que ce soit et que, par conséquent, il nous faut vivre l’instant et demeurer nous-mêmes, en sachant bien que personne n’est responsable de nos actes et qu’il ne nous reste plus qu’à respirer et sourire ! Une philosophie héritée de sa profonde connaissance de différents textes, ceux de la Kabbale, du Bouddhisme, d’Einstein, de Carl Jung et surtout de Shakespeare (Othello et Macbeth en particulier). Une pensée exprimée très ouvertement dans le dernier tiers de Lucky, qui fait de ce film un émouvant chant du cygne de l’acteur.

Le film est ainsi teinté d’une relative noirceur, atténuée cependant par une touche fréquemment et agréablement goguenarde. Harry Dean Stanton, très amaigri, déambule comme dans le désert de Wenders, cette fois d’une manière bien moins assurée, se rendant successivement dans un café, une supérette, un bar, où les auteurs de ce film fort sympathique l’ont encouragé à exprimer sa philosophie auprès de différentes personnes, dont un être très insolite, brillamment interprété par David Lynch. La photo, aux tons fréquemment chauds, est très soignée, signée Tim Suhrstedt ; la réalisation du néophyte et ancien acteur John Carroll Lynch (aucune parenté avec David), est fonctionnelle, discrète, constamment au service des comédiens ; le montage, quant à lui, est sobre et bien rythmé, telle une sonate. Le film, dans son avant-dernier plan, nous montre Harry Dean Stanton qui scrute un très haut cactus, encore plus desséché que lui, puis qui nous regarde longuement, finit par sourire et s’en va sur ce sol aride. Beau départ testamentaire qui nous invite à méditer sur nos propres déserts.