L’Héroïque Lande, la frontière brûle

Les yeux de la résistance

Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval poursuivent inlassablement leur travail de l’ombre, voué à filmer un monde que l’on ne voit pas (ou que l’on ne veut pas voir) dans la société française. Après Paria (2001) et La Blessure (2003), L’Héroïque Lande, la frontière brûle est une plongée documentaire fleuve inédite dans la « jungle de Calais » et le quotidien de migrants.

Remontant à l’hiver 2016 jusqu’au démantèlement de la « jungle de Calais » quelques mois plus tard, l’enquête de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval est tenue par l’urgence à témoigner d’une réalité humaine profondément méconnue. L’Héroïque Lande, la frontière brûle s’impose ainsi par son traitement et sa vision d’un combat politique qui s’inscrit dans la durée : loin des images illustratives, des discours et des commentaires prémâchés de journalistes pressés, le film prend parti contre la peur et la violence, en montrant pendant 220 minutes des hommes et des femmes (dont beaucoup de jeunes) qui vivent dans un no man’s land de boue, à Calais, à trois heures de Paris. « La forêt, lieu de la disparition et du camouflage, peut naître au cœur des cités ou des interzones liées au transit », dit une phrase placée en exergue du film.

L’Héroïque Lande, la frontière brûle de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval. Copyright Shellac.

L’Héroïque Lande, la frontière brûle réclame un effort de la part du spectateur. Il fait appel à sa patience pour pouvoir tisser du lien et lui permettre de renouer avec une vérité devenue évanescente, pour cause de surmédiatisation. Le film cherche en permanence à rééduquer l’œil au bénéfice de l’esprit. Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval entrent ainsi dans la « jungle » par la petite porte, sur le même mode qu’ils abordent toujours les individus : « On se croise, on se regarde, on se dit bonjour, on s’arrête. C’est une question de regard, de feeling », disent-ils. La première image de Zeid – l’un des témoins récurrents du film – en est l’emblème accompli : ses yeux, son attitude malhabile conjuguée à la timidité d’un demi-sourire, suffisent à déclarer la philanthropie de l’entreprise. Cette simplicité, réitérée tout au long d’autres séquences, abolit instantanément l’idée d’incarcération, éradique les fils barbelés, rééquilibre au fond ce rapport faussé entre les victimes et nous, observateurs angoissés qui voulons préserver notre espace vital.

Par-delà le recueil des mots et les récits des trajets aboutissant, tel un goulot d’étranglement, à la « jungle », les intervenants forgent l’expression d’une opposition qui s’affermit : ne pas retourner sur ses pas, ne pas se livrer, ni à la mort, ni à la folie de pays abandonnés. Et le spectateur éprouve, à mesure égale, l’enjeu de sa nécessaire implication, de son équitable rébellion, en proie à ce monde pleutre qui enferme aveuglément des têtes de Turc. La figure du phénix qui renaît de ses cendres – l’intitulé de la 3e partie du film – en complément des joies, des émotions et des musiques que les réalisateurs ont veillé mordicus à enregistrer dans L’Héroïque Lande, donne enfin à comprendre qu’un tel leitmotiv, dont aucune odyssée ne pourrait vraiment s’affranchir, est la source primordiale d’espoir et d’énergie : cet écho, c’est la résistance.