Cinéaste du lien et des sens, Grégory Magne, après L’Air de rien (2012) et Les Parfums (2020) nous offre son film le plus abouti, sensible et drôle. Une ode magnifique à la beauté et au vivre ensemble.
Vision étrange : une pièce boisée, incurvée, où pénètre la lumière tandis qu’assourdis résonnent des sons de plus en plus présents. L’âme des lieux nous échappe d’abord, puis nous saisit : nous sommes à l’intérieur d’un violoncelle ! À l’extérieur, un luthier (François Ettori) l’ausculte et certifie à une jeune femme attentive que c’est bien là l’instrument mythique qu’elle recherche : le « Stradivarius San Domenico ». Car Astrid a un rêve fou, hérité de son père décédé : réunir quatre Stradivarius – deux violons, un alto et un violoncelle -, fabriqués au XVIIIe siècle par l’immense luthier milanais, pour un quatuor à cordes qui jamais ne vit le jour. Astrid (Valérie Donzelli, concentrée et légère, sérieuse et irrésistible), fille d’un entrepreneur spécialisé dans les « grands ouvrages routiers » et néanmoins mélomane, directrice de la fondation pour le mécénat qu’il créa, met toute son énergie à accomplir le rêve paternel : faire jouer ensemble ces quatre magnifiques instruments pour un concert unique. Un événement patrimonial international, qui résonnera longtemps dans les mémoires de tous les amoureux de la musique. Les musiciens choisis, réunis dans un somptueux manoir, ont sept jours seulement pour s’accorder, répéter et faire advenir ce concert. Mais voilà : les ego, les enjeux, les jalousies s’en mêlent. Comment s’entendre en si peu de temps ?
Si, dans Les Parfums, le sens olfactif était aussi affaire de mémoire, dans Les Musiciens, l’harmonie est d’abord affaire d’écoute. Et, comme dans tous ses films, Grégory Magne conte à travers son histoire sensuelle, sensorielle, la force, la beauté et la nécessité du lien. Remarquablement écrit (par le réalisateur en collaboration avec Haroun), le scénario distille au compte-gouttes des informations essentielles sur chaque personnage, que ce soit Astrid, la fille chérie, ou son frère, qui a repris le flambeau par manque de choix et est devenu patron. Que ce soit Charlie Beaumont, l’auteur misanthrope du concerto qui va être joué : Frédéric Pierrot y réussit ce prodige d’être à la fois bougon et solaire, parfois dans la même phrase. Ainsi, lorsqu’il dit : « Vous savez, moi, si j’ai eu envie de faire de la musique, c’est pour me libérer de ce que je trouve pesant dans le langage. » Que ce soient les musiciens : les certitudes du premier violon, Georges, artiste talentueux, mais très imbu de lui-même ; les doutes de l’alto, Apolline, la plus jeune du groupe, l’influenceuse aux 700 000 followers ; les querelles anciennes entre Peter et Lise, le deuxième violon et la violoncelliste. Mathieu Spinosi, Emma Ravier, Daniel Garlitsky et Marie Vialle, tous quatre musiciens dans la vraie vie, déploient leurs différences avec un sens aigu du tempo, faisant sonner les cordes comme les pointes saillantes des dialogues. Presque invisible, la mise en scène de Grégory Magne scrute les visages pour mieux les réinsérer dans un ensemble, donne sa place à la nature verdoyante dans le parc du manoir, mais aussi à ces quatre instruments à cordes enfermés dans une pièce mausolée peinte en noir.
Et puis, il y a la musique de Grégoire Hetzel, compositeur attitré des films de Mathieu Amalric, Arnaud Desplechin, Emmanuel Bourdieu. Elle est, c’est une tarte à la crème et, pourtant, une réalité indéniable, un personnage à part entière. Joyeuse et discrète, complexe et prétexte à des joutes d’archet, emballante et sujette à des envolées légères, la musique, sujet et objet, aiguise tous nos sens dans Les Musiciens. Elle accompagne, projette, met en lumière et exalte dans un final bouleversant tout ce à quoi l’humain aspire. Ne serait-ce que le temps d’un concert ou juste pour un instant, parfois. La paix, la beauté, la volupté.
Isabelle Danel