Le Barrage

Fragile golem

Premier long-métrage du vidéaste et plasticien libanais Ali Cherri, Le Barrage explore la condition d’un homme, Maher, soumis aux sourdes violences que la terre absorbe pour mieux les recracher. À la fois minéral et mutique, le film intrigue par tout ce qu’il propose comme possibilités de récits.

Lorsqu’un homme qui nourrit son chien le tue, quelque chose se brise dans ce qui le constitue en tant qu’être humain. C’est toute la tragédie intime que vit Maher, ouvrier d’une briqueterie dans le nord du Soudan. Mais, dans le secret de la nuit, ses mains sculptent une forme qui va agir durablement sur sa conscience. Maher est-il uniquement un homme ? Tout au long de ce récit mutique, il évolue sous notre regard vigilant, se transformant peu à peu, contaminé par toutes les douleurs sécrétées par la terre, à commencer par la guerre que les hommes se font depuis la nuit des temps.

Partagé entre une double temporalité, entre le maintenant politique d’une région frontière, où le Nil est à la fois un espace physique et spirituel, et cet ailleurs incarné par cette même nature – ici une forêt luxuriante digne d’un film de Apichatpong Weerasethakul, là l’espace sableux du désert quasi mystique -, Maher explore autant qu’il absorbe. Sans effet, si ce n’est par un travail de composition du cadre et un montage où la résonance émotionnelle agit, le cinéaste installe tous les éléments comme autant de matières. Car il s’agit bien de matière ici, dans tous les sens du terme, celle sensible de tout corps. Comme ce qui se malaxe, se transforme, s’évapore et meurt… pour renaître ?

Le Barrage d’Ali Cherri. Photographies : Dulac Distribution.

Le Barrage fait partie d’une trilogie, un travail plastique commencé il y a plusieurs années sur la généalogie de la violence. Notamment avec Of Men and Gods and Mud, réalisé sur le barrage de Merowe, construit par les Chinois dans le nord du Soudan, sous le régime dictatorial et violent d’Omar el-Bechir. Deux ans avant le coup d’État militaire d’avril 2019, Ali Cherri rencontre Maher El Khair, un ouvrier d’une briqueterie proche du fleuve. De cette rencontre inaugurale naîtra très probablement ce désir de fiction. Par la présence magnétique de Maher, l’artiste plasticien et vidéaste utilise les moyens du cinéma pour approfondir son travail sur les résonances et réverbérations de la violence au cœur même de la vie, qu’elle soit minérale, végétale ou animale.

À des centaines de kilomètres de là, des Soudanais se révoltent pour leur liberté, les échos de leur révolte passent par la radio, contaminant le quotidien de Maher et de ses collègues, tous soumis à la régularité de leur labeur. Mais aussi à la main claire du patron qui distribue l’argent, selon son bon vouloir. Très subtilement, par cette scène ordinaire de la domination, le cinéaste dévoile aussi la permanence d’un racisme systémique des Arabes à l’encontre des Arabes noirs.

Mais de quel barrage s’agit-il ici exactement ? Pas seulement de cette construction catastrophique à tous points de vue (politique comme environnemental), car ce qui se joue pour Maher va bien au-delà d’une prise de conscience sociale. Sa lucidité n’est pas l‘affaire du film. Il s’agit plutôt du voyage fantastique d’un être spectral, qui passe par différentes transformations à l’œuvre en lui, tel un vampire de la nuit. Le silence fait partie intégrante de Maher, dont le corps est agité par les profondeurs de la terre comme du ciel. Le cinéaste observe et accompagne son personnage dans sa quête, sans résoudre l’énigme du titre ni du film.