La Chair de l’orchidée

Iris dans la brume

Dans la valse des reprises, un regard bleu perce. Celui de Charlotte Rampling, alias Claire Wegener, riche héritière séquestrée. Les débuts de Patrice Chéreau réalisateur. Une adaptation du célèbre roman noir de Chase, devenue une fresque flamboyante sur les turpitudes humaines.

Quarante-trois ans après sa sortie originelle, le premier long-métrage réalisé par Patrice Chéreau est de retour sur grand écran, en version restaurée. Optimal pour redécouvrir toute la dimension esthétique de cette œuvre sombre et impressionnante par son climat et sa scénographie. Déjà homme de théâtre salué en 1974, quand il tourne cette adaptation du roman éponyme de James Hadley Chase, le créateur a su s’entourer de pointures : Jean-Claude-Carrière à l’adaptation, Harald Maury au son, Pierre Lhomme à l’image, et le fidèle Richard Peduzzi aux décors. Ces deux derniers furent nommés pour leur travail aux premiers César en 1976. Chéreau voulait un film noir. Il l’a eu. Intrigue tortueuse, meurtres en chaîne, manipulation implacable, vengeance impitoyable, mort atroce, salauds et garce, tout y est.

La brume domine dès le premier panoramique sur des monts d’herbe verte et de forêt, avant une grande demeure et sa dépendance, opaques. Tout n’est que ciel couvert. Ironique quand on apprend que le tournage s’est déroulé en plein été, et que tout n’a été qu’astuces pour éviter le soleil. Pari réussi, car l’ombre règne et contamine l’écran. Choix judicieux de cette actrice magnétique qu’est Charlotte Rampling, au regard d’acier couvert par ses paupières lourdes, auxquelles répondent en écho temporel celles de son aînée Simone Signoret, abritant un autre bleu fascinant. L’une dans la jeunesse sadisée par ses consanguins et par les hommes concupiscents. L’autre dans la fatigue d’une vie passée sous les projecteurs du cirque, et terminée dans l’oubli et le renoncement.

La Chair de l’orchidée de Patrice Chéreau. Copyright DR.

Désaxés de leurs partenaires, au jeu plus marqué par une autre époque, Rampling et Bruno Crémer campent deux anti-héros. Ils ont une présence débarrassée de la pose, et une incarnation directe, brute, qui tranche avec ceux qui les collent, de la tragédienne Edwige Feuillère, aux expressionnistes Hans Christian Blech et François Simon, et au jeune hystérisant Hugues Quester. Charlotte va déjà survivre à Bruno, des années avant Sous le sable de François Ozon.

Au milieu des décors grandioses et inquiétants, la mise en scène reste serrée sur des corps dont les convulsions rivalisent. Des plans fascinants surgissent, tel celui où Feuillère se lève et s’avance dans une pièce avec cheminée, dont la fumée se répand par le haut, prémices d’une résolution où la gangrène va imploser par l’anéantissement des vieux acquis. Une reine araignée qui a tissé sa toile manipulatoire, de pouvoir et d’argent, sur son fils mortifère et sur sa nièce héritière, comme Catherine de Médicis gangrènera son monde et ses enfants dans les couloirs sanglants de La Reine Margot, tragédie grandiose de Chéreau, vingt ans plus tard.