Honteusement absent du palmarès cannois, Le Traître de Marco Bellocchio est pourtant l’un des meilleurs films de l’auteur des Poings dans les poches, Viol en première page, Vincere…, mais aussi de l’année 2019.
1986 : l’Italie se dresse contre la Mafia sicilienne, dont le pouvoir destructeur s’est accru lors de sa mainmise sur le trafic de l’héroïne. Grâce à la perspicacité du juge Giovanni Falcone et la déposition « digne » de l’un des membres prestigieux de la Cosa Nostra, Tommaso Buscetta, 475 mafiosi sont arrêtés et jugés lors du « maxi-procès » à Palerme.
Marco Bellocchio n’a cessé de vilipender les tares de son pays, qu’elles soient familiales (Les Poings dans les poches, 1965 ; Les Yeux, la bouche, 1982 ; Fais de beaux rêves, 2016), religieuses comme au sein de l’Église catholique (Au nom du père, 1972), politiques comme celles de la presse trop électoraliste (Viol en première page, 1972), militaires (le primitivisme des soldats de La Marche triomphale, 1976), sociales (la bourgeoisie aliénée du Saut dans le vide, 1979), historiques (le cynisme du jeune Mussolini dans Vincere, 2009)… Un univers où, d’autre part, la mort est omniprésente (La Belle Endormie, 2012) et vainement combattue par la sexualité débridée (Le Diable au corps, 1986 ; Autour du désir, 1991).
Le monde de Bellocchio est sombre, mais pas désespéré. Ainsi en va-t-il tout au long des 152 minutes du Traître. La mafia sicilienne, dans les années quatre-vingt, dominée par le clan des corleonesi et dirigée par l’intraitable Salvatore « Totò » Riina, procédait à des éliminations extrêmement violentes, n’épargnant ni femmes, ni enfants ou juges, contrairement à l’éthique de la Cosa Nostra d’antan. Membre d’un clan adverse, Tommaso Buscetta, incarcéré au Brésil pour avoir mis en place un réseau de drogue, apprend qu’une partie de sa famille a été décimée par les hommes de Riina. Ne pouvant venger les siens, il accepte de collaborer avec le juge Falcone, non pas en tant que « repenti », mais par dégoût de ce rejet du code d’honneur mafieux. Bellocchio brosse un portrait le plus juste possible de cet univers, écartant aussi bien le romantisme spectaculaire du Parrain de Coppola que la maestria esthétique du Scorsese des Affranchis. Son traitement du sujet est identique à celui qu’il avait réservé aux thèmes évoqués ci-dessus. Pas de fioritures stylistiques, seulement de nombreux cadrages serrés, parfois même frontaux, sur les protagonistes, constamment montrés avec la même objectivité, qu’ils soient criminels, repentis ou magistrats. Une objectivité qui conduit le réalisateur à ne pas omettre de montrer une manifestation des Siciliens de Palerme (où se tient le « maxi-procès » des 475 prévenus), qui dénoncent l’acharnement du gouvernement italien à vouloir condamner ces gens qui leur ont toujours procuré du travail.
Le regard de Bellocchio correspond parfaitement à celui qu’il fait projeter par son interprète du juge Falcone (Fausto Russo Alesi) sur le mafieux repenti : le regard de celui qui s’efforce de comprendre comment une telle organisation, née en Sicile dans la seconde moitié du XIXe siècle pour défendre les pauvres, paysans ou autres, a pu devenir une telle puissance destructrice. Là, encore une fois, ce regard n’est pas désespéré, même si, à la toute fin, le rêve que fait Buschetta, assoupi, n’augure pas positivement de l’avenir. Une fin, certes sombre, mais qui ne peut faire oublier le gros plan sur la main tendue par Falcone à Buscetta, qui la serre volontiers, à l’issue du procès. Geste qui, selon Bellocchio, ne pourra que se répéter à l’infini si nécessaire.
Le rythme du film est sans faille. On ne voit pas passer ses 2 heures et 32 minutes, grâce à l’excellent enchaînement des scènes, parfaitement équilibrées, qui évite répétitions et stagnations (fréquentes dans les films sur la Mafia et ceux présentant un procès ). L’interprétation est hors pair, plus particulièrement celle de Pierfrancesco Favino dans le rôle de Buscetta, au jeu très maîtrisé, tout en retenue malgré une présence physique (surtout faciale) très fascinante, qui aurait dû être récompensé à Cannes, au lieu d’Antonio Banderas (lot évident de consolation pour Almodóvar). À quoi s’ajoute une brillante bande sonore, dont la partition musicale, toujours judicieuse, de Nicola Piovani est le point fort. Un film donc à ne pas manquer et que l’on pourra compléter en visionnant le très bon documentaire consacré à Riina, Corleone, le parrain des parrains de Mosco Levi Boucault (2019), récemment diffusé sur ARTE.