Pour son troisième long-métrage de fiction, Thierry de Peretti quitte la Corse, territoire de ses deux premiers films (Les Apaches et Une vie violente), pour Paris. Et tire de l’ouvrage L’Infiltré d’Emmanuel Fansten et Hubert Avoine, qui revient sur la trajectoire de ce dernier, la matière d’un film saisissant aux accents de tragédie antique.
Il sort de l’ombre dans un plan inaugural captivant, où la tension d’emblée se fait sentir. Hubert Avoine (Roschdy Zem, magistral) est cet homme au passé trouble, ancien infiltré pour l’Office central de la répression du trafic, qui, fut un temps, grenouilla au cœur des cartels mexicains. Entre cette première séquence et la dernière, où cet aventurier s’enfonce dans la nuit, sa tentative de « faire péter la République » en dévoilant, via un journaliste de Libération (Pio Marmaï, intense), les pratiques peu orthodoxes de lutte contre le trafic d’un haut gradé de la police française (Vincent Lindon, minéral), reposera sans cesse sur cette ligne de crête entre le clair et l’obscur, la vérité et le mensonge, le réel et la fiction.
Ce qui frappe dans ce film situé au carrefour du film d’enquête, du film dit « de drogue » et de la tragédie, est la manière dont tout est agencé pour favoriser la présence active du spectateur. L’écoute attentive est l’un des sujets centraux de ce récit : celle dont fait preuve Stéphane Vilner, le journaliste, face à son indic Hubert Avoine lors de leurs vertigineux échanges, où les non-initiés que nous sommes passent tour à tour de la fascination à la noyade ; celle sur laquelle reposent les comités de rédaction du journal Libération, décor-protagoniste du film ; ou encore celle de la juge, qu’incarne la formidable Marilyne Canto. C’est que le scénario, ficelé serré par Thierry de Peretti et sa coscénariste Jeanne Aptekman, se nourrit d’un scrupuleux travail d’enquête préliminaire. Les dialogues ultra-réalistes font volontairement fi de tout didactisme et rendent compte de la grande complexité du sujet, mais le dispositif qui les accueille injecte de la fiction, de la densité, en chacun de ses recoins, en nous recommandant de rester sur nos gardes face à ce qui nous est donné à voir et à entendre. Soit un format archaïque 1.33, déjà utilisé par le cinéaste dans son premier long-métrage Les Apaches (2013), qui focalise l’attention et exhorte le spectateur à regarder au plus profond de l’image ; et des plans mobiles et longs, qui génèrent la sensation d’un mouvement perpétuel, tout en maintenant une juste distance aux actions et aux personnages.
Jamais Thierry de Peretti ne favorise une identification facile à ces derniers. À l’exact opposé de Bac Nord de Cédric Jimenez et ses cadres complaisants à l’égard des siens, de Peretti n’alimente aucune mythologie relative au trafic de drogue et ses représentants. Au contraire, tout semble dans son film nous alerter quant au danger de nourrir, par le cinéma, un système capitaliste qui aurait « franchi le seuil de sa propre abondance », pour reprendre les mots de Guy Debord dans La Société du spectacle, en chargeant de mythologie, donc d’aura, ce qui réclame précisément d’être appréhendé avec recul et discernement.
En nous propulsant à l’interface entre le réel et la fiction, le compréhensible et le nébuleux, Thierry de Peretti nous exhorte, comme son journaliste, qui s’inspire d’Emmanuel Fansten, a questionné la vérité, à prendre la mesure du caractère systémique et inextricable sur lequel reposent le trafic de drogue et sa lutte en France et dans le monde. C’est passionnant et saisissant d’intensité – grâce aussi au travail virtuose de la cheffe opératrice Claire Mathon et au jeu de comédiens très investis (dont l’épatante Julie Moulier). Et comme toujours dans le cinéma reconnaissable entre mille de Thierry de Peretti, qui interroge notre société et sa faculté à faire le lit de la violence, quelque chose d’indicible et de vibrant se faufile entre les plans et en épouse les contours. Les bords de ses fictions sont des mondes en soi, où se murmurent tout bas des chants d’espérance.