Deux films inédits de Belà Tarr

Le cœur et les coups 

Deux films inédits de Belà Tarr arrivent restaurés sur les écrans en France : son premier, Le Nid familial (1977) et son deuxième, L’Outsider (1980), sont des témoignages réalistes fracassants sur la jeunesse de l’époque dans la société hongroise. Ils exposent avec éclat le talent précoce d’un cinéaste devenu incontournable.

Il s’agit bien du même : Béla Tarr, cinéaste raffiné de ces trente dernières années s’inscrivant dans la lignée d’Andréï Tarkovski, habitué aux longs plans-séquences contemplatifs, sombres et intenses en noir et blanc, a commencé sa carrière sur un mode tout à fait différent. Réalisé à vingt-deux ans, Le Nid familial (1977), son premier film jusqu’alors resté totalement inédit en France, tient du réalisme social pur jus. Et dès les premières minutes, c’est une gifle en plein visage du spectateur : tandis que son mari est à l’armée, Irén se dispute avec ses beaux-parents, chez qui elle vit dans un appartement minuscule avec sa petite fille. La promiscuité et l’avarice crasse de son beau-père – un dégueulasse libidineux – lui valent des heures de disputes, des blâmes et des réprimandes, attisés par une belle-mère si honteuse et méchante qu’elle n’ose pas lui adresser directement la parole. Tourné caméra au poing, affirmant un ton de vérité provenant de dialogues pour la plupart improvisés avec des acteurs amateurs, le film a l’énergie de la Nouvelle Vague tchèque, celui des premières œuvres de Miloš Forman, et rappelle parfois l’esthétique des gros plans de Faces de John Cassavetes, ainsi que son noir et blanc soyeux. Le développement de cette histoire est animé par la colère, toujours présente, lâchée ou latente telle une lionne affamée, prête à bondir.

LE NID FAMILIAL © 1977 NATIONAL FILM INSTITUTE HUNGARY – FILM ARCHIVE. TOUS DROITS RÉSERVÉS.

Alors qu’il dénonce la crise du logement qui sévit dans son pays, privant la jeunesse d’indépendance, Béla Tarr se focalise sur le visage et les réactions d’Irén (Lászlóné Horváth) en jeune mère éplorée et magnifique de ténacité juvénile face au malheur qui l’éprouve. Il donne à voir le portrait d’une femme courage toujours actuel et marquant. L’analyse de son pendant masculin (László Horváth) n’est pas en reste, brillante de pudeur et de désespérance via notamment une scène de confession sur ses désirs enfouis par une grande part de lâcheté. Béla Tarr condamne ainsi un système autant qu’il dessine avec une acuité rare, pleine de fougue et d’exaspération, le mal-être de la jeunesse de son temps. Un premier coup de maître, formidable et réussi.

L’OUTSIDER © 1980 NATIONAL FILM INSTITUTE HUNGARY – FILM ARCHIVE. TOUS DROITS RÉSERVÉS.

Avec L’Outsider, son deuxième film réalisé en couleur quatre ans plus tard, le cinéaste prolonge ses observations dans la même tonalité. Observant, cette fois, le chemin d’un jeune homme éthéré, András Szabó (András), il épaissit son propos sur la société et le régime communiste qui bride les libertés. Son héros est un violoniste amateur, un marginal, un rêveur et un alcoolique qui ne trouve jamais véritablement sa place, ni professionnellement ni dans son intimité. Avec son allure de Christ baba cool aux yeux grands ouverts, András semble être en inadéquation totale au monde, et d’autant plus face au système rigide qui détermine le fonctionnement de son pays. Bélà Tarr illustre de manière emblématique cette idée dans la scène introductive tonitruante de L’Outsider : András  a une prise de bec violente avec un dément dans l’asile psychiatrique où il travaille comme infirmier avant d’être licencié. En germe pointent des interrogations : qui sont véritablement les fous ? Qui sont les exclus ? Où se situe vraiment la normalité ? S’affichant clairement du côté d’András et par une succession d’épisodes de la vie de ce jeune homme qui ne s’attache jamais à rien, Bélà Tarr fait le constat d’un sentiment permanent de l’absurdité de l’existence déprimant la jeunesse hongroise. Comme le cinéaste le dit lui-même : « La plus grande tragédie, c’est quand vous avez le sentiment que vous pouvez faire des choses, mais qu’en fait, c’est impossible, pas à cause de vous, mais parce que vous n’en avez pas l’opportunité. Vous êtes le prisonnier d’une situation politique, sociale, et vous n’avez aucune chance de vous en sortir. » La seule possibilité est de s’évader par les arts, la musique telle que la choisit András par exemple, une échappatoire indispensable pour trouver son chemin. Cette révélation intime mit clairement Bélà Tarr sur les rails d’une refondation de son cinéma à venir. Bientôt naîtront dans une recherche formelle radicale, contemplative, hypnotique et plus métaphysique encore, Almanach d’automne (1984), puis l’impressionnant Damnation (1988).

Olivier Bombarda