À cœur battant

L'agonie d’un couple à l'épreuve du virtuel

À partir des échanges quotidiens d’un couple par webcam, la réalisatrice Keren Ben Rafael met en place un mélodrame poignant sur la rupture amoureuse.

Le film s’ouvre sur un couple, Julie et Yuval, interprétés par Judith Chemla et Arieh Worthalter. C’est la nuit, ils sont allongés sur un lit, filmés en champs-contrechamps très serrés sur les visages. Puis les pleurs d’un bébé interrompent leur complicité. Elle se lève, chante pour le rendormir et revient vers son amoureux, qui l’appelle depuis le hors-champ. Les plans sont subjectifs. L’alternance entre les deux visages et les deux regards se poursuit. Le bébé pleure à nouveau. Noir. Le titre apparaît, en VO, « End of Love ». Nous sommes maintenant le matin. Elle est face à son miroir en train de se brosser les dents tandis qu’un léger mouvement révèle, dans le reflet, la présence de son amant sur l’écran d’un ordinateur. Soudain, on comprend que le couple dialoguait par écran interposé (lui est retenu à Tel-Aviv, elle est à Paris avec leur bébé). L’illusion était totale grâce à la magie du montage et de l’échelle des plans. 

Comme ses personnages, la réalisatrice Keren Ben Rafael se partage entre la France et Israël. Avec cette ouverture du film en trompe-l’œil, elle joue sur la distance physique entre les amants pour questionner le rôle du numérique dans nos vies, dans sa capacité à recréer du lien et du sentiment charnel. Même si le film a été tourné avant, on ne peut s’empêcher de penser au récent confinement lié à la crise sanitaire. Le quotidien du couple s’organise en fonction des rendez-vous virtuels. Et, progressivement, la caméra de l’ordinateur omniprésente se fait de plus en plus ressentir comme un outil de surveillance. La présence de Yuval derrière son ordinateur partageant les moments intimes de Julie devient problématique. Son regard se transforme, il prend la position du voyeur et de l’espion. Ce qui permettait de maintenir le lien du couple va contribuer à sa perte. Cette surveillance agit aussi sur son fils. Lorsque le père se connecte tandis que son amoureuse est en soirée, il tombe sur le baby-sitter, lui demande si le bébé va bien, lui commande de ne pas éteindre la webcam afin de pouvoir le surveiller. 

La réalisatrice aborde ainsi le sujet du père absent, ou présent sans l’être, laissant à sa compagne le soin des tâches domestiques et parentales. Julie finit par lui reprocher son absence, lui indique qu’elle ne supporte pas de devoir s’occuper seule de l’enfant. Derrière sa caméra, le père tente de remplir son rôle, par procuration, mais en vain : il demeure impuissant à agir sur le réel. Une scène est particulièrement marquante, lorsque, à la suite d’une dispute, la mère part de l’appartement, laissant le père face à l’enfant avec la responsabilité de sa surveillance. De manière réflexive, cela révèle l’incapacité d’interagir, qui est aussi celle du spectateur, il voit son enfant se diriger vers la fenêtre ouverte sans pouvoir l’en empêcher. On flirte avec Hitchcock. Malgré le dispositif qui renvoie à l’esthétique d’un home movie avec la maladresse de ses cadrages, nous sommes dans un puissant mélodrame conjugal face au désamour et à l’usure du couple. À l’unisson de la chanson de Barbara que les personnages fredonnent (« Dis, quand reviendras-tu … tout le temps perdu, ne se rattrape plus »), une forte mélancolie se dégage de cette chronique sur la fin d’un monde. Et les acteurs sont formidables dans l’incarnation de ce couple virtuel.