Célébration

Le Crépuscule des dieux

Olivier Meyrou filme les dernières semaines de la maison de couture YSL avant le départ de son vieux maître, monsieur Yves Saint Laurent, dans ce documentaire traversé par une autre figure, celle de Pierre Bergé.

Célébration n’est ni un film sur l’homme ni sur la marque « Yves Saint Laurent ». Filmé plus d’une vingtaine d’années avant cette sortie salle – maintes fois repoussée – dans un style proche du cinema direct, Célébration est avant tout un film sur celui qui fait le pont entre un artiste brillant mais mal à l’aise, âgé et malade, et une grande maison de haute couture immortelle : Pierre Bergé. Jamais homme de l’ombre n’a été autant dans la lumière. D’ailleurs, le fait que ce film sorte enfin, alors que Pierre Bergé est mort, n’est peut-être pas un hasard. Pour autant, le documentaire d’Olivier Meyroux n’est pas « à charge » contre le businessman. Mais Pierre Bergé est certainement l’un des personnages les plus fascinants de l’histoire de la mode. Dans une scène incroyable, il apparaît sur une grue s’élevant devant l’obélisque de la Concorde. Lui qui a financé l’installation du pyramidion qui manquait au monument depuis qu’il avait quitté Louxor en Égypte témoigne : la charité, la philanthropie, ça ne l’intéresse pas. L’accumulation inutile de richesses non plus. Pierre Bergé n’a qu’un seul dessein pour son argent : qu’il lui permette de laisser une trace dans l’Histoire. Le pyramidion de l’obélisque de la Concorde sera là pour toujours. Comme le Saint Thomas à la pique de Georges de La Tour, dont il a fait don au Musée du Louvre, ou les salles qu’il a fait rénover à la National Gallery de Londres et qui portent les noms « Yves Saint Laurent – Pierre Bergé », à jamais gravés dans la pierre. Un désir d’immortalité digne d’un Rockefeller, d’un Napoléon.

Célébration d’ Olivier Meyrou. Copyright NORTE DISTRIBUTION.

Laisser une trace

Pierre Bergé est un ambitieux absolu. Et pourtant, quand il s’agit de recevoir des hommages dans le monde entier, l’homme d’affaires reste dans l’ombre, laissant parler l’artiste, Monsieur Saint Laurent. Mais pourtant, celui qui a été l’homme de sa vie contrôle tout, chef d’orchestre aussi brillant que tyrannique, vénéré et craint par toute son équipe. À l’image de deux couturières, au début du film, visitant les locaux dorénavant vides, saluant avec admiration le bureau de Monsieur Saint Laurent, et entrouvrant avec respect celui de Monsieur Pierre Bergé. Cette relation avec le « personnel » revient plus tard dans le film de Meyrou. Tel un homme politique, Pierre Bergé serre les mains d’une foule rassemblée devant les futurs « anciens locaux » de la Maison. Une militante CGT se présente, il l’écoute, puis rappelle, comme pour gagner sa confiance, qu’il a été un des mécènes de la Fête de l’Humanité du Parti communiste français – tout en offrant aux dissidents anti-communistes chinois une maison à Paris. L’immortalité ne se grave pas seulement dans les monuments, mais aussi dans l’histoire des Hommes.

Avant que nous ne disparaissions

Mais pour Bergé, l’éternité a toujours été une affaire de couple. Le couple Bergé-Saint Laurent, tel qu’il est montré dans le film de Meyrou, est un couple éternel et dorénavant platonique. Yves Saint Laurent y apparaît comme une créature fragile, que l’on admire tel un vieux génie au talent indiscutable et qu’on vénère comme un dieu. Et dont Pierre Bergé serait le pape. À lui de faire en sorte que son dieu soit le plus grand et le plus incontestable de tous. Le parallèle religieux, même christique, tant le corps en souffrance d’Yves Saint Laurent évoque celui de Jésus dans sa Passion, est omniprésent. En témoigne cette scène : une grande tablée dans une immense salle vide et sombre, éclairée comme une peinture de Leonard de Vinci. Tous les proches collaborateurs de la Maison sont là. Au centre, face à face, Pierre Bergé et Yves Saint Laurent. Pierre porte un toast à Yves, pour son anniversaire. La célébration à des allures de Cène. Malgré sa puissance formelle, la séquence a quelque chose de triste. Le film porte la mélancolie de ses icônes. Le réalisateur filme les derniers instants d’une haute société de la couture parisienne. Les historiens le savent, la mode globalisée faite de compagnies multinationals prendra la suite. À la fin des années 1990, la marque Saint Laurent rejoindra le Groupe PPR, bientôt rebaptisé Kering. Mais Meyrou n’est ni vindicatif ni nostalgique. Comme Visconti filmant les dernières années de l’aristocratie italienne dans Le Guépard, il filme, avec la dureté de l’objectivité et la douceur de la mélancolie, les dernières années d’une autre noblesse, elle aussi consciente de sa proper vanité. Ainsi, Saint Laurent perdra son Yves, suivi quelques années plus tard par son premier évangéliste Pierre Bergé. Mais si Yves Saint Laurent a maintenant à Paris son musée, toujours pas d’avenue Pierre-Bergé à l’horizon. L’obélisque de la place de la Concorde, elle, a toujours son pyramidion…