Carré 35

La poussière sous le tapis

À la recherche du fantôme de sa petite sœur, Eric Caravaca réalise Carré 35, un documentaire intime d’une portée salutaire en ces temps troublés.

Cela faisait plus de dix ans que le comédien Eric Caravaca n’avait pas donné de ses nouvelles en tant que réalisateur, après un premier beau film de fiction,  Le Passager (2006), qui s’inscrivait déjà dans un réalisme très intérieur. Sans abandonner cette sensibilité à fleur de peau, il franchit ici la frontière du documentaire : Carré 35 raconte un pan entier de la vie de sa famille, une œuvre personnelle qui s’avère paradoxalement universelle.
Ce sont des sensations troubles dans un cimetière suisse pour enfants (un carré musulman) qui, au départ, poussent l’auteur à s’interroger sur le fantôme de sa propre sœur disparue. D’elle, il ne sait quasiment rien ; il n’était pas encore né et il n’en reste aucune image : Christine avait trois ans lorsqu’elle est morte à Casablanca, or ses parents, qui avaient grandi au Maroc sous protectorat français, étaient déjà installés à Paris. Que s’était-il passé ? Qui était véritablement cette petite fille ?

Éric Caravaca mène l’enquête en  réunissant les témoignages de ses proches. La parole est toujours sobre, discrète, difficile à recueillir. Sa mère en premier lieu se révèle mutique, secrètement remuée, mais infranchissable. Le mystère s’épaissit, opaque. Parallèlement, le père d’Éric Caravaca, diminué par la maladie, est en lutte pour rattraper des bribes de souvenirs. Il n’en est pas moins implacable dans ses propos…
Au trajet familial, le conteur oppose progressivement d’autres images éloignées. Le quotidien privé et coloré en super-huit jouxte l’histoire de la colonisation en noir et blanc. Des écarts saillants apparaissent entre les deux, défiant toute forme d’interprétation à mesure qu’enfle la douleur d’Éric Caravaca face à l’impossibilité de connaître la vérité. Il se nourrit dès lors d’un travail salutaire de mémoire : au visage absent de sa petite sœur se substitue l’ignorance d’une époque. Sa quête au singulier mute en vertige collectif, traquant les failles et l’oubli d’une partie de l’histoire de France, pointant le trou béant qui forge aussi notre identité française.
Carré 35 ne laisse ainsi pas indemne, tant il donne à réfléchir sur le passé et sur l’actualité sombres de notre pays, sur les relations entre le Maghreb et la France, sur l’avenir, le nôtre, celui de nos enfants – Caravaca évoque souvent son petit garçon – délivrant un message plus que jamais urgent : il est grand temps de s’occuper de la poussière planquée sous le tapis.