Capharnaüm

Tenter le destin

Capharnaüm de Nadine Labaki, Prix du Jury à Cannes 2018, est une œuvre bouleversante sur le thème de l’enfance maltraitée. S’il déchaîne pleurs et passions – certains détracteurs se sentant « manipulés » – le film  lance aussi un débat sur le sort des réfugiés.

Zain, 12 ans, se présente devant le juge d’un tribunal qui l’interroge :  « Pourquoi attaquez-vous vos parents en justice ? ». L’enfant répond : « Pour m’avoir donné la vie ». C’est sur cet argument fictionnel à la fois poétique et fragile que Nadine Labaki introduit Capharnaüm. S’ensuit une plongée en flash-back sur près de deux heures dans le chaos et la misère de Beyrouth. Emblématique de l’exclusion moderne, l’enfance maltraitée est le centre de gravité d’un casting de non-professionnels sortis tout droit de l’enfer des rues libanaises. Là, un magnifique bout d’homme de douze ans, meurtri, vilipendé, Zain Al Rafeea, illumine l’écran de spontanéité et de vérités incontestables en luttant pour sa survie et celle d’un bébé d’un an.

Condensées sur deux, ce sont près de cinq cent vingt heures de rushs dans la droite lignée d’une méthode déjà éprouvée par Abdellatif Kechiche, que Nadine Labaki utilise pour raconter une série de tragédies humaines  ignorées, soumises à la force de résistance de Zain. Dans cette perspective, il s’agit d’une quête qui prouve combien le cinéma numérique a du sens par sa capacité d’enregistrement illimité. Cet acte de philanthropie s’est étalé sur six mois de tournage, suite à trois années de recherches, où seul persiste l’enjeu de montrer le réel.

L’accumulation de détails émanant du vécu donne une sensation de vertige et d’authenticité inédite. Armée du courage à dénoncer la cruauté, Nadine Labaki s’agenouille à la hauteur d’anges salis par la vie. Elle témoigne que le terme « jouer » pour ses interprètes, un verbe qui lui a toujours posé problème, est devenu impropre aux séquences qu’elle filme. Elle dit aussi avoir été quasiment amoureuse de la manière dont parlaient, réagissaient, bougeaient ses protagonistes. Sa restitution traduit son sentiment, elle nous ensorcelle nous aussi. Dans ce mélange de séduction paradoxale, la réalisatrice est soutenue par la conviction que le cinéma, même s’il ne peut changer les choses, est capable de faire débat. Pas toujours agréable, son arme pointée fixement vise la prise de conscience du spectateur. Et si, dans l’ardente proximité qu’elle entretient avec ses personnages, Labaki a parfois la tentation d’insister sur les plaies en surlignant  çà et là l’âpreté du réel – d’aucuns lui reprochent l’utilisation de musique par endroits – la fascination, la compassion et l’invitation à la réflexion l’emportent : rien n’est grossier ou vulgaire dans cette sincérité avérée face à ces enfants ou ces femmes invisibles, harassés de travail, victimes de racisme ou de vilenie ordinaire.

Enfin, la réalité de Capharnaüm nous interroge par-delà l’écran : Nadine Labaki confie qu’elle a préféré employer son métier dans le but d’avoir un impact sur le destin de Zain, enfant réfugié syrien dont elle fait un héros. Sublime révélation d’acteur, l’enfant a, de fait, suite à la réalisation du film, abandonné la misère des rues de Beyrouth et vit aujourd’hui en Norvège, rejoint par toute sa famille. Désormais, Zain ne dormant plus sur le sol mais bien dans un lit, libre au spectateur d’en délibérer et de considérer que Nadine Labaki a rempli parfaitement – ou non – la mission dont elle s’était investie.