Inédits : À l’approche de l’automne et Derniers Chrysanthèmes de Mikio Naruse

Deux Naruse sinon rien

Ou comment Mikio Naruse, cinéaste japonais aux quatre-vingt-neuf films, continue de passionner les cinéphiles avec la sortie de deux œuvres émouvantes et inédites en France : à voir en salle !

 

À l’approche de l’automne (1960) suit Hideo, dix ans, orphelin de père : venu de la campagne de Nagano, il découvre la ville basse de Tokyo. Esseulé, sa mère étant accaparée par son travail, l’enfant vit chez son oncle vendeur de fruits et légumes. Partagé entre les livraisons et l’ennui, il rencontre par hasard Junko, une petite fille qui lui fait découvrir le lieu où officie sa mère… « Depuis mon plus jeune âge, j’ai compris que le monde dans lequel nous vivons nous trahit ». Ce propos du cinéaste sied parfaitement à l’univers sensible de l’enfance malheureuse décrite dans le film, proche de la confession intime. Fidèle à son style et son habitude, Naruse se sert de personnages en souffrance au départ du récit – ici, le deuil d’un mari et d’un père déclenche le déracinement des protagonistes – dans le cadre de la description d’un milieu social au scalpel (ici, le prolétariat de la capitale et son environnement). Afin d’exprimer au mieux ce bouleversant « pessimisme de l’existence » qu’on lui connaît, Naruse décrit par une série de petites touches successives et contrastées, la fraîcheur de la jeunesse dans des instants de bonheur fugaces à l’intérieur de scènes magnifiques : le cousin d’Hideo assis au bord d’une fenêtre et chantant à la guitare en anglais, une virée à moto en pleine nuit et Tokyo scintillante en toile de fond, ou encore Hideo désireux de voir la mer pour la première fois de sa vie, tel Jean-Pierre Léaud dans Les Quatre Cents Coups de François Truffaut , réalisé un an auparavant, en 1959. Le format 2.35, le noir et blanc impeccable et léché d’À l’approche de l’automne, confère une dimension spectaculaire à ce drame sobre, tout en retenue et pourtant diablement efficace. Quant au dénouement, il est déchirant, inoubliable.

À l'approche de l'automne (à gauche), Derniers Chrysanthèmes (à droite / copyright : Toho

Derniers Chrysanthèmes (1954) relate la réalité de Kin, geisha retraitée gérant ses intérêts de prêteuse sur gages, percevant des loyers auprès d’anciennes collègues régulièrement démunies. Elle a abandonné l’espoir de refaire sa vie, déçue par de vieux amants captivés eux-mêmes davantage par son pécule que par ses charmes flétris… Naruse, au sommet de son art, réalise juste avant Nuages flottants ce film (plus souvent identifié comme Chrysanthèmes tardifs dans sa filmographie) adapté d’une histoire originale de Fumiko Hayashi et consacré à des femmes entre deux âges, mises au ban de la société. Acte de bravoure s’il en est, au regard du désintérêt global pour ce type de sujet au cinéma, Derniers Chrysanthèmes brosse, avec une acuité extrême, mais sans emphase, l’hypocrisie d’une société japonaise où les femmes, même libérées du mariage forcé et s’émancipant doucement du joug des traditions, restent dominées par la veulerie et la vanité des hommes. D’ailleurs, Kin, pour se défendre et subsister dans ce monde patriarcal, prend elle-même, dans sa relation avec les autres, une posture de pouvoir masculine. On n’oubliera pas les scènes très marquantes de sa cupidité et de sa cruauté, qui se lisent subtilement sur les traits de l’actrice Haruko Sugimura, véritable muse du 7e art, interprète de nombreux films d’Ozu. Deux autres portraits de geishas montrent la capacité de Naruse à dépeindre en toute discrétion les caractères psychologiques et les blessures intérieures des êtres, dans un va-et-vient sempiternel entre espoirs perdus et trivialité du monde. En somme, là encore, il signe un véritable chef-d’œuvre.

Olivier Bombarda