Auréolé d’une Palme d’or, Nuri Bilge Ceylan confirme son talent avec Winter Sleep, un film qui s’apparente à un nouveau départ : plus que jamais concentré sur les dialogues et au plus près de la faille des êtres qu’il représente, le cinéaste turc délivre une œuvre d’une fulgurance remarquable.
Nuri Bilge Ceylan est l’artisan de films intimistes, exigeants et d’une beauté plastique sans faille. Depuis Uzak (2002), tous ont été primés à Cannes, une fidélité qui fait écho à son habitude de travailler depuis des années avec les mêmes collaborateurs, sa productrice Zeynep Özbatur Atakan, son chef-opérateur, le talentueux et dévoué Gökhan Tiryaki, et plus proche encore, son épouse : Ebru Ceylan s’est révélée être une indispensable coscénariste, la promesse de l’altérité du regard féminin, la marque de fabrique émérite de tous leurs films. Jane Campion, la présidente du jury cannois cette année, aura peut-être eu vent des déclarations du couple citant leur « guerre des sexes » pour aboutir au script de Winter Sleep. Après la remise de la Palme d’or, la cinéaste néo-zélandaise confiera « s’être reconnue » dans chacun des protagonistes et en avoir particulièrement « adoré les personnages féminins ».
« L’art doit nous montrer comment vivre et comment mener nos vies », affirme Ceylan qui décortique l’âme humaine (des points comparables à la démarche de Bergman ou Visconti) dans le contexte du décor ambigu de Winter Sleep : un hôtel troglodyte, fonction de caverne platonicienne autant « habitée » qu’abandonnée, à l’image de la vitalité des personnages, malgré leur état d’errance. Ceylan cherche à trouver une profondeur par la force des mots, leur précision mais aussi leur sens caché, et à renouer avec le théâtre et la littérature, faisant fi de dialogues naturels dont il a largement fait le tour. En s’inspirant de trois courtes nouvelles de Tchekhov, une matière première d’une clairvoyance vivifiante, il prend un nouveau départ visant à circonscrire le monde au travers du langage, de la dualité homme-femme, et à en tirer une morale.
La ténuité du synopsis est ainsi inversement proportionnelle à la durée de l’exposition (3h16). Ceylan suit le rythme et la pulsation d’acteurs professionnels, cette fois, non plus dans de longs plans-séquences, mais au moyen d’un découpage cadencé, qui privilégie le verbe : Aydin, comédien raté, rejoint le petit hôtel vide de touristes dont il est le riche propriétaire. Il retrouve sa sœur Necla, torturée par une récente séparation, et sa jeune épouse Nihal dont il s’est éloigné sentimentalement. En hiver, à mesure que la neige recouvre la steppe, l’hôtel devient leur refuge, mais aussi le théâtre de leurs déchirements.
La glaciation progressive du climat suit l’évolution de plus en plus délétère de l’atmosphère psychologique entre les personnages que Nuri Bilge Ceylan examine à la loupe. Chaque individu est terrassé par la volonté de (re)trouver son individualité en même temps qu’il est lié aux autres (les femmes notamment, sont enchaînées économiquement à Aydin).
En réalité, Ceylan décline la tragédie universelle de tout être humain confronté à un désir qui demande impérieusement satisfaction. Le prix de cette situation est un renoncement douloureux et une frustration considérable, les protagonistes n’ayant d’autre possibilité que d’élaborer l’un des trois systèmes de défense psychique, que peut reconnaître tout spécialiste freudien : la perversion (Aydin qui navigue aussi entre normopathie et auto-complaisance), la psychose (Nihal, la compagne) en perte de contact avec la réalité, et la névrose (Necla), ancrée sur terre. Winter Sleep délivre dès lors ses secrets par des scènes d’une intensité peu commune où Ceylan vérifie la fulgurance des dialogues inspirés par Tchekhov, qui subliment les situations.
Ce constat anthropomorphique sur la trivialité des êtres dans l’intimité – sans misanthropie excessive, évitant l’écueil du théâtre filmé, tant l’image en contrepoint est un miroir d’ambiguïtés – interpelle et bouleverse le spectateur : « Rien n’unit aussi fort que la haine : ni l’amour, ni l’amitié, ni l’admiration » disait Tchekhov. Cette morale, qui sied comme un gant à Winter Sleep, conduit ainsi le cinéaste turc à proposer avec maestria une forme inédite de réalisme poétique au cinéma.