Sieranevada

L’esprit de la ruche

Nouveau long-métrage du cinéaste roumain Cristi Puiu, Sieranevada a marqué la compétition cannoise 2016. Il en est reparti bredouille, mais fort de sa proposition de cinéma. Une chronique quasiment en temps réel et en huis clos d’une réunion familiale à la mémoire du patriarche tout juste disparu.

Le titre. Jeu de mots avec la chaîne de montagnes californiennes et avec la station de sports d’hiver espagnole du même nom. Mais Sieranevada, le film, made in Roumanie, s’écrit en un seul mot et avec un seul « r ». Les monts américains jouxtent la fameuse « Vallée de la mort », et le récit roumain raconte la journée de commémoration d’un décès familial. C’est l’hiver à Bucarest, il fait froid et gris. La neige glacée traîne sur les trottoirs et les bouts d’herbe, tout comme elle accroche les cimes précitées. Puiu s’amuse avec les termes, codes, rites. Tout ce qui fait le cœur de cette aventure, née de l’envie de huis clos à multiples personnages.

Dans la culture orthodoxe roumaine, un décès est suivi d’une réunion commémorative quarante jours plus tard, puis un an plus tard, puis sept ans plus tard. Ici, un appartement sert de décor aux premières retrouvailles post mortem de la famille et des proches d’un « pater familias ». L’occasion de construire un espace balisé, que la caméra balaie sans cesse, comme si l’âme du défunt traquait les faits, gestes et échanges de ceux qui restent. Puiu déploie sa maestria filmique. Gestion spatiale, malignité scénographique, brio des mouvements de caméra, fluidité du montage, le va-et-vient entre chaque pièce, fermée ou ouverte, reliée au couloir central, reflète le fourmillement des émotions, des enjeux personnels, collectifs, familiaux, sociétaux et politiques.

Sans jugement moral. Toute et tous en prennent pour leur grade, vieux, jeunes, femmes, hommes, conservateurs, progressistes. Puiu met à plat son pays, les stigmates du passé, les contradictions du présent, l’incertitude de l’avenir. Le personnage d’une vieille nostalgique du communisme et de l’ère Ceausescu attise la rage d’une plus jeune, avide de vie sans dogmes. Le cinéaste met aussi le monde en perspective, avec l’évocation des attentats terroristes traumatiques du 11 septembre 2001 et de Charlie Hebdo. C’est toute l’humanité qui se joue là, entre la soumission et la révolte, le silence et le cri. Et un lien essentiel, l’origine, le sang, la famille, l’amour aussi, profond, même s’il est malmené. L’humain face à la tradition. Parfois moqueur, avec un humour défouloir, comme celui du héros quarantenaire Lary.

« Tu verras comme tout le monde se détend, une fois le ventre plein », entend-on. Car on mitonne sans cesse, sans fin, dans Sieranevada. Les plats s’accumulent dans la cuisine, où les personnages fument comme des pompiers. Mais on ne mange pas. On piétine, on interpelle, on pleure, on crie, on prie. Même la respiration en extérieur en cours de récit s’alourdit d’une altercation soudaine et menaçante. La vie n’est pas un long fleuve tranquille. Loin de là. Ce que Cristi Puiu sert à merveille avec ce ballet tendu comme un arc, et coproduit par son aîné Lucian Pintilie, réalisateur du Chêne, qui a trouvé là un solide repreneur de flambeau.