Les Malheurs de Sophie

La grâce et l’effroi

Christophe Honoré s’empare des Malheurs de Sophie de la Comtesse de Ségur et en propose une adaptation délicate, où fantaisie, mélancolie et noirceur se font la courte échelle.

Elle a cinq ans, des boucles et de grands yeux noir de jais, et une imagination sans borne : la petite Sophie de cette nouvelle adaptation des Malheurs de Sophie (après les versions de Jacqueline Audry, en 1945, et de Jean-Claude Brialy, en 1980), qu’interprète Caroline Grant, capte notre attention de bout en bout. Il y a dans le regard de cette enfant une intense mélancolie qui côtoie le goût du jeu, quelque chose de trouble qui fait profondément écho à l’essence de cette œuvre sombre et perturbante. Ici, Christophe Honoré s’inspire doublement : des Malheurs de Sophie, mais aussi des Petites Filles modèles de la Comtesse de Ségur, pour narrer l’enfance de Sophie, ses joies et ses peines.

Nous sommes en 1858, à l’ère napoléonienne, dans un grand château normand. Sophie vit avec sa mère (la ravissante Golshifteh Farahani) et son cousin Paul. Puis vient ce grand voyage pour l’Amérique et ses drames successifs : Sophie rentre en France, orpheline, sous la garde de sa belle-mère, l’abominable Madame Fichini (Muriel Robin, qui exulte dans ce rôle).

Par le jeu astucieux des ellipses (c’est, notamment, la belle scène du naufrage en mer racontée par le biais d’un tableau animé), on ne quittera pas le cadre du château et de son jardin. Là où Sophie, son cousin et ses amies, les petites filles modèles de Fleurville (joli casting), œuvrent sous le regard désemparé des domestiques de la maisonnée. Et c’est dans les jeux et trouvailles de Sophie que se déploie toute l’ambivalence de cette histoire qui fait son lit entre innocence et cruauté. Il y a là, bien sûr, la fameuse scène des poissons coupés qui aura horrifié tous les lecteurs de la Comtesse de Ségur. Instant sadique par excellence. Les animaux connaîtront d’ailleurs tous ou presque le même sort : l’écureuil ou les hérissons – qui interviennent sous forme de dessin animé à l’image, quelle belle idée ! – ne feront pas long feu.

C’est que Sophie, qui cumule farces et catastrophes avec une agilité et une constance hors pair, est aussi une exploratrice, une petite aventurière audacieuse, une héroïne de la transgression. Christophe Honoré donne corps, par le jeu de l’animation, par sa mise en scène alerte et ses gros plans cadencés, à l’ambivalence de cette histoire et à ce personnage mélancolique confronté à l’injustice et à la solitude. Les Malheurs de Sophie est ainsi un film très contrasté, où l’on passe en un instant de la tendresse à la cruauté, de la fantaisie à la terreur. Jusqu’au générique final où les acteurs se présentent face caméra : le malaise se dissipe alors, et l’élan joyeux l’emporte.