Céline et Julie vont en bateau

Et vogue l'imagination libre

Une nouvelle sortie judicieuse du cinquième long-métrage de Jacques Rivette. Non pas son film le plus ambitieux (Out 1), ni son plus parfaitement réussi (L’Amour fou), mais certainement l’un de ses plus représentatifs et surtout son plus joyeux. Réalisé en 1974, après sa folle entreprise d’Out 1, (12h40 de projection), Céline et Julie… présente l’ensemble des caractéristiques propres au Rivette première manière. Ce film est né d’une frustration surmontée, le cinéaste n’ayant pu trouver le financement d’un projet antérieur onéreux, Phénix, film d’époque dans lequel une sorte de Sarah Bernhardt, Jeanne Moreau, devait rencontrer le Fantôme de l’Opéra. Désireux de retravailler avec Juliet Berto, déjà présente dans Out 1 et prévue pour Phénix, Rivette décide de collaborer encore plus intensément avec ses interprètes, cette fois majoritairement féminines (à Juliet Berto s’ajoutent Dominique Labourier, Bulle Ogier et Marie-France Pisier), qui vont créer elles-mêmes leurs personnages et les peaufineront de jour en jour. En outre, le cinéaste y apporte son goût du mystère (ou du complot cher à Balzac) qui le conduit à imaginer une histoire dans l’histoire, dont les dialogues seront conçus principalement par Ogier et Pisier, à partir de deux textes de Henry James, son roman L’Autre Maison et sa nouvelle Roman de quelques vieilles robes.

Les actrices se prennent à ce jeu de miroir enfantin et de création débridée. Tous les matins, elles exposent à leur metteur en scène ce qu’elles ont concocté la veille au soir. Rivette entérine, rebondit, ajuste et tourne aussitôt, sans répétitions ni reprises. Le film atteint une durée, une fois de plus, hors norme, de 3h12. Certes, une heure de moins que L’Amour fou et deux heures de moins que la version courte d’Out I (Out 1 : Spectre), mais une heure de plus que le maximum exigé par son producteur (et acteur) Barbet Schroeder, qui finit par céder. Une durée en fait justifiée par son récit fort alambiqué, qui relève du télescopage des genres.

En effet, celui-ci louvoie entre le réalisme (voir le jeu spontané de Berto et Labourier dans une multitude de scènes du quotidien), le fantastique (grande importance accordée à la magie et à l’irrationnel, la seconde histoire requérant des protagonistes l’absorption d’un…bonbon vert !), la représentation du mental (nombreuses associations d’idées, de gestes…), le burlesque (comportement très slaptick comedy de Céline et Julie), le théâtre (pour toutes les scènes se passant dans « l’autre maison »), les références cinéphiliques (Marlene Dietrich et L’Ange bleu, Feuillade et Les Vampires, Laurel et Hardy…), auxquels s’ajoutent les clins d’œil amicaux (présence de Jean Douchet et de Jean Eustache)… La réalisation est tantôt haletante (magistrale ouverture en caméra portée, montrant une filature dans les rues de Montmartre, ouvertement empruntée à Lewis Carroll et à son lapin blanc), tantôt volontairement stagnante (longs plans-séquences fixes, filmés sur trépied, qui permettent aux actrices de donner le meilleur d’elles-mêmes), le tout très bien dosé grâce à un montage qui alterne avec brio la rigueur et le loufoque. Un Rivette heureux, puisqu’il s’agit de sa seule vraie comédie, pour laquelle il a toujours éprouvé une certaine tendresse. À revoir donc ou à découvrir et surtout à ne pas manquer, quand on aime le jeu décliné sous toutes ses formes, le jeu de piste, de mots, de l’oie, de l’acteur.