Cannes 2025 #J4 - Vendredi 16 mai

Innamoramento

Breaking news : les talons plats sont désormais autorisés pour les dames sur le tapis rouge. Ça améliore la fluidité de la montée des marches.

Très très très grande Léa Drucker, définitivement. Elle était hier sur le tapis rouge avec l’équipe du film de Dominik Moll en compétition pour Dossier 137. Ils étaient nombreux, joyeux et se trémoussaient sur Siffler sur la colline de Joe Dassin, reprenant en cœur « Zaï Zaï Zaï Zaï ». Depuis la veille, on avait appris que l’un des acteurs, jouant un rôle secondaire de policier, avait été interdit de Croisette par la direction du Festival, en accord avec la production du film. Il est accusé de violences par trois femmes et reste présumé innocent jusqu’à la décision de justice ; mais lui-même aurait convenu du brouillage que sa présence aurait fait subir au film. Tout change. En 2023, le délégué général du Festival Thierry Frémaux, à propos de la montée des marches de Johnny Depp pour Jeanne du Barry de Maïwenn qui avait choqué les collectifs féministes, avait déclaré ne pas avoir suivi le retentissant procès pour violences qui opposa celui-ci à son épouse Amber Head et « s’en foutre un peu ». Pas question de se substituer à la justice ; nécessité de réfléchir et d’arbitrer au cas par cas, de ne pas « canceller » plus vite que son ombre. Mais on ne peut plus s’en foutre.

Dossier 137 est un film sans fioritures et d’une efficacité à toute épreuve. Inspiré de faits réels, il raconte, en 2018, l’enquête minutieuse d’une enquêtrice de l’IGPN suite à des brutalités policières lors des manifestations des gilets jaunes. Et notamment les circonstances de tirs de LBD (Lanceur de balles de défense), en pleine tête, sur un jeune homme apparemment non menaçant. On est à la lisière du documentaire tant le réel est ici vécu de l’intérieur, dans la procédure et le quotidien des requêtes officielles et des vérifications et confrontations. Et c’est passionnant, saisissant, et prenant de bout en bout. Le pouvoir des images, les mots contre les preuves, le rapport à ce qui embrume nos cerveaux, la condescendance de Paris pour la province, les idées reçues : mine de rien, le film observe son temps, avec acuité, intelligence et cœur.  Porté par un casting impeccable, Dossier 137 est dominé par Léa Drucker, en apparence impassible, mais dont les frémissements dans l’expression, les ombres dans les yeux disent tout. De l’empathie de son personnage, de sa probité, de sa volonté farouche d’être juste. De sa douceur dans ce monde de brutes. Chapeau bas. Innamoramento total et absolu.

L’autre film de la compétition, Sirat de Oliver Laxe (repéré à la Quinzaine en 2010 avec son premier long, Vous êtes tous des capitaines, puis Grand prix de la Semaine de la Critique en 2016 pour Mimosas, la voie de l’Atlas) est un OVNI. Une plongée au cœur de la fête, du gros son, de l’absurde de la vie. Soit au Maroc, Luis, un père cherchant désespérément sa fille  adolescente, en compagnie de son fils de dix ans, Esteban. Ils s’agrègent à un groupe de « raveurs » en route pour une fête où, peut-être,  ils trouveront la disparue. L’expérience sonore et visuelle est folle, entre paysages inouïs et corps en transe, existence à la marge de ces gens perdus entre la terre et le ciel, le paradis et l’enfer (« sirat » signifie voie, chemin, en arabe ; et au début du film, il est dit qu’il est aussi le nom d’un pont entre le paradis et l’enfer, « fin comme un cheveu, tranchant comme la lame d’une épée ». À part Sergi Lopez (Harry, un ami qui vous veut du bien ; Le Labyrinthe de Pan) et le gamin, Bruno Nuñez (vu dans la génialissime série Arte, La Mesias), tous les acteurs sont d’authentiques « raveurs », tatoués, cabossés et libres. Ils sont tous formidables. Pourtant, si la fascination nous enveloppe un temps, quelque chose se grippe sur la longueur, dans la contemplation de ce moment de cinéma si radical et original qu’on l’aurait mieux vu en séance de minuit. La presse et le public cannois bruissent d’élans contradictoires et, à Bande à part, nous sommes partagés.

Il est temps de vous parler de la Palme Dog, qui récompense un chien présent dans un film, toutes catégories confondues. Il y a déjà un candidat sérieux : le labrador nommé Bocuse dans Partir un jour. Mais la Palme Suricate est définitivement attribuée à GooGoo dans le très joli Left-Handed Girl de la Taïwanaise Shih-ching Tsou, présenté à la Semaine de la Critique (lire ici notre chant d’amour). Facétieux, rigolo, avec cet à-propos dans la posture que bien des humains lui envieraient, voici l’animal le plus expressif que l’on ait vu sur un écran depuis longtemps.