Festival de Cannes 2025 #J1 - Mardi 13 mai

La Ruée vers l’or

Tapis, fleurs et barrières… Alors que tout un tas de gens œuvrent pour les dernières finitions, le 78e Festival de Cannes s’ouvre ce soir. Bulle étrange dans un monde secoué.

C’est la grande transhumance, la déferlante des « professionnels de la profession »… Copyright Jean-Luc Godard. L’homme qui grimpait aux rideaux au Festival de Cannes en mai 1968, avant d’y être sélectionné, célébré, adulé (et remémoré cette année via le très attendu film de Richard Linklater, Nouvelle Vague, en compétition), se doutait-il qu’on le citerait encore, mille ans après pour cette blague ?

Les producteurs, distributeurs, vendeurs à l’étranger, acteurs, réalisateurs, agents, journalistes, influenceurs – arrivent par paquets, sortant de la gare ou de taxis, d’autobus ou de navettes spécialement affrétées depuis l’aéroport. Quand ce ne sont pas des voitures officielles dans les vitres teintées desquelles le quidam, espérant apercevoir Tom Cruise, ne voit que lui-même. Ensuite, ce petit monde  s’éparpille dans un fracas de valises surchargées faisant takatakatak sur les trottoirs menant aux hôtels, aux mini-studios (Oui, ça faisait plus grand sur la photo !), aux chambres d’hôtes, aux lits chez l’habitant (rayer la mention inutile). Ou dans le glissement feutré d’aéroglisseur des chariots dorés des palaces. Au Festival de Cannes, comme partout, certains sont plus égaux que d’autres. Mais ici, c’est un précipité. II y a dans la bulle de ces douze jours en mai quelque chose d’outrageant, de scandaleux, qui ne nous empêche pas de revenir chaque année. L’espoir d’être remarqué, d’intégrer la grande famille du cinéma, voire d’être simplement invité à une fête, fait vivre des milliers d’accrédités, tandis que quelques privilégiés ayant déjà tout obtiennent plus encore. D’aucuns cherchent parmi la sélection officielle et les sections des films précieux qu’ils garderont en eux pour toujours. Des joyaux. D’autres les portent.

C’est La Ruée vers l’or, et d’ailleurs le sublime film de Chaplin est présenté, cent ans après sa première projection, en copie restaurée et en « pré-ouverture » de la section Cannes Classics. Eh oui, ça déborde, je vous le confirme, maintenant on pré-ouvre, bientôt il faudra post-clôturer.

Alors que les marches du Palais sont encore blanches, mais plus pour très longtemps, le tapis rouge (sang ?) se déroule littéralement pour l’Ukraine et les projections dédiées. Trois documentaires ajoutés in extremis à la pléthore déjà annoncée, pour dire la terrible guerre qui fait rage depuis l’invasion de la Russie le 24 février 2022.  Zelensky de Yves Jeuland, Lisa Vapné et Ariane Chemin ; Notre guerre de Bernard-Henri Lévy et Marc Roussel et À 200 mètres d’Andriivka de Mstyslav Chernov. Ce 13 mai, donc, ne sera pas que glamour et stars internationales, paillettes et guipure, poudre aux yeux et bagatelles. Le plus grand festival de cinéma du monde se doit de refléter le cinéma ET le monde.

L’Ukraine, l’Inde et le Pakistan, la bande de Gaza, le Soudan cognent dans nos journaux, et frappent nos consciences. Le 7e Art nous fait, nous fera, passer par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel émotionnel. Car après cette immersion intensive dans une des horreurs de notre temps, après l’apparition de Juliette Binoche (lire ici notre chant d’amour) en présidente du jury, après la Palme d’or d’honneur remise à Robert De Niro, on chantera, c’est folie, dans le Grand Auditorium Louis Lumière avec Juliette Armanet, Bastien Bouillon, Dominique Blanc et quelques autres. Alors on danse, Je suis de celles, Femme like U… etc. émaillent le délicieux premier long-métrage d’Amélie Bonnin, Partir un jour, présenté en ouverture du Festival et hors compétition (lire ici notre critique). Et c’est là que je pose LA question qui, je le sens, vous brûle les lèvres (ne me remerciez pas, je suis là pour ça) : est-ce que Robert De Niro, Alba Rohrwacher, Halle Berry, Leonardo Di Caprio connaissent Stromae, Bénabar et K. Maro ? Ça va leur parler, ces paroles ? On n’en jurerait pas. Surexposition dangereuse pour cette œuvre pleine de charme, ou judicieuse mise en avant ?

Le fait que, depuis plusieurs années, le film d’ouverture sorte simultanément en France et soit projeté, avec la soirée afférente, dans de nombreuses salles françaises en léger différé (dans le timing comme dans le faste) fait beaucoup dans les raisons des sélections. Alleeeeeeeez ! Il y a de la joie, puisqu’au moins on se trémousse dès ce soir et en rythme, s’il vous plaît. D’ailleurs, c’est fou comme les représentants de la chanson française s’invitent partout dans cette 78e édition : Mylène Farmer (membre du jury en 2021) est annoncée sur scène lors de la cérémonie d’ouverture ; et dans les films, outre Juliette Armanet en cheffe cuisinière revenant au bercail, apparaissent Pomme, en chanteuse d’aujourd’hui qui chante tandis que coule la Seine, dans La Venue de l’avenir de Cédric Klapisch (hors compétition), Amel Bent en épatante directrice de colo se contentant d’entonner avec un irrésistible gamin la comptine enfantine Dans la forêt lointaine, dans Ma frère de Lise Akoka et Romane Guéret (Cannes première). Et puis, on jurerait que les DEUX affiches officielles (même ça, ça déborde) tirées d’Un homme et une femme de Claude Lelouch, Palme d’or 1966 (et Oscar du meilleur film étranger en 1967) sont sonores. Vous vous souvenez de la scène sur la plage de Deauville, quand Jean-Louis Trintignant court vers Anouk Aimée ? – à moins que ce ne soit l’inverse ? En fait, on n’a jamais su. – et qu’ils se rejoignent, se sautent dans les bras et s’enlacent tandis qu’autour d’eux tournoie la caméra ? Aux frontons du Palais, notre œil passe de l’un à l’autre et retour.

Le mouvement est là. Et dans nos têtes, ça n’a pas fini de faire Chabadabada.