Festival d’Avignon 2018

Trois fois le cinéma au théâtre

Retour sur trois spectacles découverts au dernier Festival d’Avignon qui entretiennent, d’une manière ou d’une autre, un lien étroit avec le cinéma.

 

Joueurs, Mao 2, les Noms – Julien Gosselin

Adapté des trois romans éponymes de Don DeLillo, auteur américain réputé inadaptable – que David Cronenberg avait néanmoins tenté de transposer à l’écran dans CosmopolisJoueurs, Mao 2, les Noms est une œuvre composite d’une richesse extrême sur l’Amérique face au monde. Une Amérique de banquiers, tout droit sortis de Wall Street, version Oliver Stone. Une Amérique d’auteurs littéraires solitaires, chroniqueurs d’un monde dont ils feignent de se retirer, jouant leur rôle d’auteur américain, grade ultime dans la hiérarchie de la littérature contemporaine. Une Amérique enfin, de voyageurs d’affaires, au business suffisamment incertain pour qu’ils se suffisent de cette simple définition, se retrouvant entre concitoyens partout où ils sont, plantant le Stars and Stripes dans tous les pays en crise de tous les vieux continents du monde où leurs affaires les mènent. Une Amérique où, déjà, plane l’ombre d’un mal, extérieur ou intérieur. L’ombre du « terrorisme », bien avant Al Qaïda ou Daech. Après avoir adapté Houellebecq dans Les Particules élémentaires ou Roberto Bolaño dans 2666, Julien Gosselin offre à son adaptation de DeLillo un spectacle de dix heures, sans entractes (mais avec des « pauses » aménagées), où la vidéo tient une place prépondérante. Sur scène, le décor est complexe et, au départ, invisible. Dans un esprit proche du studio de cinéma, le décor permet de suggérer à la caméra des dizaines de lieux différents. Car les comédiens de Gosselin sont constamment filmés et projetés sur un écran au sommet de la scène. Au début du spectacle, le décor est invisible et on ne voit que l’écran. On a dès lors presque l’impression d’être au cinéma, ou de voir une série – il faut dire que les cadreurs sont talentueux et l’esthétisme de l’image (et des costumes, des maquillages, des décors) ressemble parfaitement à celui d’une série américaine. Si bien que lorsque, au bout de trente minutes de spectacle, des comédiens font une courte apparition sur scène, en chair et en os, suivis par leur cadreur, on a du mal à y croire. Et progressivement, le décor va apparaître, sans pour autant que disparaisse la vidéo. Cette dernière est intrinsèquement théâtrale, car elle n’est intéressante que parce que les acteurs jouent en même temps la scène que l’on voit à l’image. Et pourtant, cette vidéo est déjà cinématographique, car elle nous renvoie constamment à notre vision de l’Amérique. Une vision particulière à chacun, mais construite pour tous sur des références communes, conscientes et inconscientes. Ces références sont celles des films et des séries américains, longtemps transmises par le même véhicule de la télévision, que l’écran géant du spectacle Gosselin, avec ses bords arrondis évoquant un tube cathodique, rappelle directement.

>>> Joueurs, Mao 2, les Noms de Julien Gosselin, d’après Don DeLillo / 17 novembre – 22 décembre 2018 au Théâtre de l’Odéon à Paris / Et en tournée en Europe : voir les dates.

J’abandonne une partie de moi que j’adapte – Justine Lequette. Copyright : Hubert Amiel

J’abandonne une partie de moi que j’adapte – Justine Lequette

En 1961, Edgar Morin et Jean Rouch consacrent aux Parisiens un film sociologique et ethnologique, alors que la guerre d’Algérie prend à peine le pas sur les souvenirs encore brûlants de la Seconde Guerre mondiale. Dans Chronique d’un été, Morin et Rouch posent une question aux Parisiens : « Êtes-vous heureux ? ». C’est autour de cette question que s’articule le spectacle de Justine Lequette, présenté à Avignon dans le cadre du Festival « Off ». Reproduisant certaines scènes du film, la troupe belge Group NABLA s’amuse aussi à en montrer les coulisses, avec un Edgar Morin rigolard et bon vivant, partageant un pinard avec les techniciens du spectacle entre deux scènes, et un Jean Rouch pince-sans-rire, un brin trop sérieux, confiant à qui veut l’entendre ses « anecdotes africaines ». Bref, tout commence dans une ambiance franchouillarde et rigolote, où le talent des comédiens parvient parfaitement à retranscrire l’atmosphère des années soixante, sans pour autant donner au spectacle un ton suranné. Car Chronique d’un été est surtout une histoire des années soixante. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’ils diraient, les architectes, les ouvriers, les psychosociologues de 2018 ? À une époque où les mots « liberté » et « travail » résonnent comme jamais dans les discours des personnalités politiques françaises et européennes, le film de Rouch et Morin sonne bizarrement d’actualité. La troupe Group NABLA s’essaye alors à la digression sur le thème, jusqu’à reproduire sur scène ces séquences télévisées qui définissent la parole politique contemporaine. Là, un discours d’Emmanuel Macron reproduit en intégralité ; ici, un passage d’une émission de service public où l’ex-candidat est « face aux Français ». La parole immédiate de l’événement télévisé en direct transformé en texte théâtral prend une résonance particulière. On observe ainsi, dans le discours, comment le bonheur doit justifier le travail. J’abandonne une partie de moi que j’adapte, titre magnifique emprunté à l’un des personnages du film, nous amène à nous poser la même question qu’en 1961 : est-on heureux ?

>>> J’abandonne une partie de moi que j’adapte de Justine Lequette, d’après le film Chronique d’un Été de Jean Rouch et Edgar Morin / À Avignon jusqu’au 26 juillet au Théâtre des Doms / Tournée en Europe en préparation

La Reprise - Histoire(s) du théâtre © Christophe Raynaud de Lage

La Reprise – Histoire(s) du Théâtre (I) – Milo Rau

Avec son  Histoire(s) du Théâtre , Milo Rau évoque évidemment les Histoire(s) du Cinéma, série de films de Jean-Luc Godard sortis entre 1988 et 1998 et relatant sous forme de digression poétique une histoire du cinéma. La Reprise n’est néanmoins pas une histoire au sens historique du terme, mais une réflexion sur la puissance de l’art dramatique comme outil documentaire. Pour ce faire, Milo Rau prend un fait divers, le meurtre à Liège d’un jeune homosexuel dans les années 1990. Un fait divers qu’il va interroger, allant aussi bien du côté du « pourquoi » (pourquoi Liège, pourquoi dans ces circonstances, qui est assassiné, qui sont les meurtriers, quel est le motif ?), que du « comment », jusqu’à reconstituer le crime sur scène. Là où le cinéma, avec sa faculté de filmer le réel, est parfois considéré comme l’art de la vérité par excellence – et donc celui du documentaire – le théâtre, où tout est fabriqué, peut être vu comme l’art de la fiction par excellence. Mais en est-on vraiment sûr ? En prenant des comédiens non professionnels, en leur faisant rejouer leurs auditions, en créant de la distance avec beaucoup d’humour, en plaçant une caméra sur scène, et en projetant des images dont on ne sait trop si elles sont tournées en direct ou enregistrées au préalable, Milo Rau interroge constamment la vérité documentaire du théâtre et son potentiel mémoriel ou historique, non pas contre le cinéma, mais comme alternative, comme complément dans la réflexion.

>>> La Reprise – Histoire(s) du Théâtre (I) de Milo Rau / Du 22 septembre au 5 octobre 2018 au Théâtre de Nanterre-Amandiers à Paris