Michael Fassbender

Fassbender en corps

L’acteur le plus en vue d’Hollywood perd la tête dans Frank de Lenny Abrahamson. Michael Fassbender met en jeu tout le corps au travail.


Le corps défiguré


Un acteur ne peut pas disparaître. Un acteur ne peut pas être invisible. La vie même du cinéma dépend de sa présence. Un acteur a toujours un visage. Alors, bien sûr, il peut être un héros masqué, grimé, transfiguré ; il y a des genres pour ça, comme au théâtre. Même de la comédie. Comme celle-ci, de Lenny Abrahamson, sélection du festival Sundance, Frank, drôle de farce noire, grinçante et ironique. Un groupe de rock névrosé, anglais, au nom imprononçable et mystérieux, s’enferme dans une bicoque délabrée de bord de lac, et dans ce huis clos, cherche l’inspiration pour l’enregistrement d’un nouvel album. Le leader de ce groupe qui paraît descendre des Doors est une créature extravagante et imprévisible, un homme charismatique dont on ne voit jamais le visage, qui porte jour et nuit une tête en papier mâché, figure figée et absente aux émotions. Cet homme, c’est Michael Fassbender, qui radicalise sa métamorphose et revient aux origines du burlesque : il devient un acteur au corps instable, un acteur de temps de carnaval, un acteur au-delà du masque, couvert de cette fausse tête de géant, au centre de laquelle deux grands yeux bleus fixes ont été peints.

N’importe quel acteur aurait pu être Frank. Après tout, un corps suffisait pour incarner Frank. Alors qui ? Fassbender, bien sûr. S’il perd la tête, s’il est ce corps littéralement défiguré, c’est qu’il est précisément l’acteur du corps, du geste, de la voix. Un acteur de mue qui, avec cette fausse tête à la fois caricaturale, grotesque, marionnettique, se joue des apparences et de la construction de soi. Qu’un acteur en vue renonce à son visage, dépose ses expressions faciales, est évidemment un geste signifiant, le symptôme avancé de la mutation du corps de la star. Un geste qui renvoie aussi à la question centrale : qu’est-ce qu’un acteur ?


Le corps obsédé


Michael Fassbender est cet acteur de centre, dont les films se confondent avec le personnage. Il est aussi l’acteur dont le corps ne cesse d’être mis en jeu. En l’absence du visage et de sa plasticité, quand le regard même n’existe plus – paradoxale affaire, s’agissant de cinéma – reste le corps. L’acteur de cinéma agit en acteur engagé comme un artiste d’art contemporain, à l’instar d’un Michel Journiac, d’une Marina Abrahamovic, d’une Orlan faisant de leur corps l’objet, le sujet, le projet de leur œuvre. Il y a chez l’acteur irlandais une évidente obsession du corps et de sa performance. Il le risque avec une liberté rare et avancée. Il est un corps affolé, triste, tragique, exhibé avec bestialité, douleur, dans Shame de Steve McQueen, le réalisateur qui sait le mieux saisir cette physicalité obsessionnelle. Shame, qui lui a valu le prix d’interprétation masculine à Venise en 2011, le met à nu, dans un corps rongé par la dépendance sexuelle, par la quête malade du plaisir, de la jouissance extrême. Trentenaire accro au sexe, solitaire ultra-moderne dans un New York nocturne, Fassbender exhibe la chair, ses pulsions, sa folie, sa douleur. Entre masturbation et fornication, le sperme, les larmes, le sang, il convoque la crudité sombre et exaltée du corps.


Le corps politique


Ce corps d’acteur n’a jamais cessé d’être mis à l’épreuve pour incarner des personnages de cinéma, leur donner une forme d’absolue manière d’être. Fassbender est un acteur qui utilise son corps, le contrôle, le discipline et le met au travail en même temps qu’en danger. Avec stupeur, le festival de Cannes a découvert en 2008 avec Hunger, le premier film choc de Steve McQueen, salué d’une Caméra d’or, que ce corps possiblement jusqu’au-boutiste était l’instrument dramatique essentiel de Michael Fassbender. Dans la peau de Bobby Sands, le leader de l’IRA mort en 1981 après 66 jours de grève de la faim pour l’obtention de droits spéciaux de détenu politique, l’acteur de Shame a épuisé ce corps, l’a affamé, amaigri, décharné. Une longue et lente déchéance physique, filmée en plans fixes comme un saisissement de l’agonie. Un corps, de la peau, de l’os, rongé, abîmé, battu, emprisonné dans un lieu plein d’excréments et d’urine, un lieu nauséeux couvert de merde carcérale. Hunger, brutalement, violemment, a exposé de manière décisive le corps de Fassbender, ce corps politique de Bobby Sands, qui mettait en jeu son corps, comme un corps en guerre, un corps de combat, un corps engagé. La présence de l’acteur le moins dégagé d’Hollywood.