Juliette Binoche

Globe Joueuse

Trente ans qu’elle vibre pour son métier avec la crème des cinéastes français et mondiaux. Elle vient même de se frotter à Godzilla. Dans Sils Maria d’Olivier Assayas, elle trouve un rôle somme. Une actrice à la croisée des chemins.

L’incarnation née

« Bonjour ! Je venais chercher un appartement ! ». Imper bleu, pull rouge, sac à l’épaule, Nina déboule dans une agence immobilière de Paris. Elle a décroché une panouille de bonniche dans une pièce de boulevard où elle balance « Thé ou chocolat ? ». Et Binoche éclate à l’écran avec ce qui est devenu LE rôle de sa révélation en 1985. Rendez-vous d’André Téchiné, ou comment une débutante de vingt ans (Binoche) incarne une actrice en devenir (Nina, comme l’aspirante comédienne de La Mouette de Tchekhov, que Binoche campera en 1988), au bord du vide dans l’ultime plan du film où elle va jouer une autre Juliette (celle de Shakespeare). Vingt-neuf ans plus tard, le coscénariste de Rendez-vous, Olivier Assayas, offre à Binoche le rôle de Maria Enders dans Sils Maria.
Une comédienne qui, vingt ans après, retrouve une pièce. Mais cette fois, elle incarne la femme mûre, poussée au suicide, après avoir campé deux décennies plus tôt la cadette ambitieuse et troublante qui lui fait face. L’énergie vitale, la pulsion de vie, le plaisir de jouer, l’incarnation immédiate. Tout ça, c’est Binoche. Une actrice devenue phare et internationale au fil des ans et des envies. Un corps qui court les plateaux de cinéma et de théâtre, qui danse (In-I avec Akram Khan), une actrice qui peint, qui vibre d’expression, qui vibre pour exprimer. Son moteur, son combustible sont là, dans cette boussole intérieure qui la guide depuis trente ans. Ce goût et ce don pour l’interprétation qui lui font couvrir le large spectre du jeu, des propositions expérimentales de Michael Haneke (Code inconnu) et Bruno Dumont (Camille Claudel 1915) au blockbuster de major américaine (Godzilla de Gareth Edwards).

Modern Love

Ce vibrato émotionnel, elle l’a rapidement mis au service de l’amour, du sentiment, du feu, de la passion. Chez Léos Carax, elle a même atteint la figure d’icône, en objet et sujet du désir. Coiffée à la Louise Brooks et à la Anna Karina du Vivre sa vie de Godard dans Mauvais sang, elle offre à Anna son teint diaphane, ses cheveux noirs de jais, sa voix gracile et sa silhouette lovée dans un gilet carmin comme dans un peignoir bleu électrique, entre l’amour d’Alex/Denis Lavant et de Marc/Michel Piccoli. Dans Les Amants du Pont-Neuf, Michèle brûle d’amour à son corps défendant et à sa vue déclinante, de la neige aux flammes, de Paris à la mer, du jour à la nuit, pour un autre Alex/Denis Lavant, cracheur de feu. Ce corps dédié à la nécessité de raconter une histoire et une conviction amoureuse, l’actrice l’a volontiers enfermé dans des corsets pour mieux en déflorer la substantifique moelle. Celle de l’élan romanesque, dont elle a trouvé matière avec Les Hauts de Hurlevent (Wuthering Heights) de Peter Kosminsky, Le Hussard sur le toit de Jean-Paul Rappeneau, Les Enfants du siècle de Diane Kurys et La Veuve de Saint-Pierre de Patrice Leconte. C’est toujours avec l’aplomb de la résistance et de l’insoumission qu’elle a tremblé sous ces étoffes, qu’elle a bravé les diktats moraux, sociétaux et conjugaux, tout comme elle a bravé le fatalisme sur scène, en héroïne de Pirandello (Vêtir ceux qui sont nus), Pinter (Betrayal) ou Strindberg (Mademoiselle Julie). Et c’est ça, sa modernité. Dépasser les codes. Interroger le masculin et le féminin. Comme dans le soufre chic du Fatale de Louis Malle avec sa coupe garçonne face à Jeremy Irons. Comme dans la balade toscane de Copie Conforme d’Abbas Kiarostami Une joute verbale, philosophique, existentielle, sensible, amoureuse, où son corps épanoui par la maturité et la sensualité se cogne à l’altérité et à la masculinité. Et son visage, préservé du temps qui passe, irradie de plénitude féminine, quand elle se passe face caméra du rouge pétant sur ses lèvres, à l’abri du soleil.

Le choix des larmes

Arletty balance ses répliques. Darrieux joue de son détachement mélancolique. Signoret impose son autorité. Bardot fait sa moue. Moreau attise les regards. Deneuve promène sa curiosité. Adjani enflamme ses sens. Huppert diffuse son opacité. Et Binoche ? Son rire éclate en cascade. Ses larmes montent en une seconde. Une source intarissable de variations émotionnelles dans l’ovale de son visage pâle. Pas étonnant qu’elle défende souvent des actrices (Rendez-vous, Mary d’Abel Ferrara, Code inconnu, Sils Maria), artistes (la marionnettiste du Voyage du ballon rouge de Hou Hsiao-hsien), créatrices (George Sand, Camille Claudel) et des témoins de leur temps (les journalistes d’In my Country de John Boorman et Elles de Malgoska Szumowska, les photographes de L’Insoutenable Légèreté de l’être de Philip Kaufman et A Thousand Times Good Night de Erik Poppe). Les deux rôles qui l’ont propulsée sur la scène internationale l’ont consacrée en visage de la souffrance, de la compassion et de la renaissance. Elle irradie en Julie, jeune veuve et mère meurtrie du Bleu de Krzysztof Kieslowski. Hantée par les images du traumatisme, elle s’écorche les poings aux murs de pierres, puis renaît au scintillement d’un lustre et aux reflets de l’eau, bleus, offrant son chagrin à l’acceptation. Quatre ans plus tard, elle est Hana, l’infirmière dévastée et salvatrice du Patient anglais d’Anthony Minghella, témoin des horreurs du monde. Celle qui a vu tomber les autres et qui pense porter malheur, va retrouver foi dans le lendemain. Ses larmes, l’actrice les fait couler inlassablement à l’écran, de l’épouse déboussolée par le harcèlement mystérieux et la vérité sourde du Caché de Haneke, à la fille éloignée et rattrapée par la mort maternelle dans L’Heure d’été d’Assayas.

Tête chercheuse

Binoche voyage et défriche. Capable d’apporter son énergie physique au plaisir de l’échange verbal comme aux mécanismes de la séduction. Chiche de se lancer dans un strip-tease dans Paris de Cédric Klapisch ou de faire la couv’ et de poser nue pour Playboy  à quarante-trois ans. Elle épate dans la fantaisie, en Rose, esthéticienne volubile du Décalage horaire de Danièle Thompson face à Jean Reno, et en Marie, conquête inattendue de Steve Carell dans Coup de foudre à Rhode Island de Peter Hedges. Elle embarque pour l’inconnu et les voyages les plus singuliers, de la quête du lien familial en Israël du Désengagement d’Amos Gitaï, au séjour bref, intense et sexuel dans la limousine du Cosmopolis de David Cronenberg. D’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre, d’une langue à l’autre, d’un univers à l’autre, elle enchaîne les aventures et creuse le sillon de son expérimentation artistique. Résultat : elle est l’une des actrices les plus appréciées de la planète et a décroché une sacrée brochette de statuettes : Oscar, Bafta, César, et triplé d’interprétation féminine à Cannes, Venise et Berlin. Une approche de l’art total que son rôle de Maria Enders vient célébrer avec un écho fort. Sils Maria, qu’elle a inspiré à Assayas, lui permet d’imprimer sa lumière face caméra, sa connaissance du métier en actrice confrontée au temps qui passe et à l’appétit de ses cadettes, ses doutes et ses failles en femme à mi-chemin de sa vie, et sa plénitude en icône sans cesse au travail. La Juliette débutante du rallye bourge de Liberty Belle de Pascal Kané (1983) brille maintenant au cœur du dancefloor. Et la musique est loin de s’arrêter.