3e Scène, du cinéma d’opéra

C’est du cinéma, à l’Opéra de Paris, la 3e Scène, des films qui traversent avec vélocité les champs de plusieurs arts, les combinant, les bousculant, s’affranchissant de leurs limites, réduisant leurs écarts, mâtinant leurs langages et démultipliant leurs puissances réciproques. Du 8 au 10 décembre, un festival leur est dédié à la Gaîté Lyrique à Paris.

De tous les arts, l’opéra est le plus intimidant. Est-ce sa beauté, sa complexité, ses palais ? « Comme beaucoup de gens de ma génération, je n’ai presque pas osé approcher le ballet et l’opéra, arts trop nobles, croyais-je, a priori », dit Mathieu Amalric. Le comédien réalisateur est l’un des artistes que Philippe Martin est allé chercher pour travailler à la 3e Scène de l’Opéra de Paris, sa porte d’entrée par l’image et par le langage cinématographique. Mathieu Amalric, avec C’est presque au bout du monde, met en scène Barbara Hannigan, soprano sophistiquée dont la blondeur d’héroïne hitchcockienne lui inspire un portrait organique et orgasmique, vertige troublant d’une voix, un corps possédé par elle, plein de son désir et de sa jouissance. Valérie Donzelli, avec Suivez donc la mesure, se met dans les pas de Jonas Kaufmann, beauté du diable, brun héros faustien dont elle agrège des images en mouvement et des images fixes, sur lesquelles un montage sonore vient faire entendre le hors- champ. Entre ces deux films se joue le même récit de musiciens à la recherche de l’extase contrôlée. À l’opéra, le beau travaille, mais comment ? « Ça se fabrique comment, la grâce ? », se demande la comédienne Clémence Poésy, qui fait ses premiers pas de réalisatrice à l’École de danse de l’opéra, dans À bout portés.

Les films de la plate-forme digitale de la 3e Scène ne sont pas que des regards portés sur une institution au travail, ses artistes à l’œuvre (Vers le silence de Stéphane Bron ; Alignigung de William Forsythe), ses coulisses, couloirs et sous-sols labyrinthiques (Fugue de Thierry Thieu Niang), ses décors et accessoires. Ils disent une maison ouverte : aucun art ne peut vivre reclus ni fermé, clos sur lui-même. Clément Cogitore saisit pleinement cette transversalité : il décloisonne Les Indes galantes de Jean-Philippe Rameau, avec des danseurs de krump, et trois chorégraphes (Bintou Dembele, Igor Caruge et Brahim Rachiki). C’est une œuvre souple, qui change la perspective de l’opéra-ballet baroque, transfiguré par cette battle moderne et politique. Le krump est né dans les ghettos de Los Angeles dans les années 1990, danse noire contre l’Amérique raciste, contre la violence policière. L’Othello d’Abd el Malik se déplace dans notre temps, conte de jeunesse urbain, contemporain.

Ouverte à tous les genres, la 3e Scène invente de la fiction à l’opéra, monde poétisé (Le Lac Perdu de Claude Lévêque), monde mystérieux (Magie noire de Fanny Ardant), monde d’histoires vraies rêvées. Bertrand Bonello s’empare de la tragédie réelle de l’Américaine Sarah Winchester, héritière des fusils à répétition du même nom, mère dévastée par la mort de sa petite fille, puis de son mari, qui fit construire à San José, en Californie, une incroyable maison, inlassablement agrandie pour mieux perdre les mauvais esprits dans son dédale sans fin. Sarah Winchester, l’opéra fantôme enchâsse du récit dans le récit, des langages artistiques (le dessin, le chant, la musique, la danse). Un opéra en trois actes est en train de se monter, Marie-Agnès Gillot danse, pieds de danseuse étoile magnifiquement meurtris, Reda Kateb est le musicien aux consoles, qui nappe l’espace de sonorités électroniques, une fillette en chemise de nuit se perd dans la nuit des coulisses, minuscule silhouette blanche bientôt couverte du sang de la mort qui rôde. On voit en elle la petite Winchester disparue, fantôme d’un film spectral aussi sublimement hanté que le manoir de Sarah Winchester, au chagrin inconsolé.