Un pas devant l'autre

Conversation avec Jean-Pierre et Luc Dardenne

Deux silhouettes, deux corps, deux voix, deux regards. Et une ligne droite. Celle de leur alliance foisonnante. Celle de leur cinéma au cœur de l’humanité, peuplé d’êtres en marche. La petite dernière s’appelle Sandra et c’est Marion Cotillard qui l’incarne dans Deux jours, une nuit,  en salle le 21 mai. Sandra est menacée de perdre son travail, à son retour de congé maladie. Ses collègues doivent voter : si son poste est maintenu, ils devront renoncer à leur prime. La voilà partie en croisade. Comment filmer la détermination et la renaissance d’un être qui se relève, la réaffirmation d’une présence ? C’est tout l’art des frères cinéastes doublement palmés, et une nouvelle fois en compétition à Cannes, qui s’expriment ici d’une seule voix.

Aviez-vous en tête la phrase de Jean Renoir « Chacun a ses raisons » en écrivant le scénario de Deux Jours, une nuit ?

Non, mais c’est vrai que c’est un peu ça. Il y en a qui ont tort, d’autres qui ont raison, malgré tout. Mais certains ont des raisons liées aux nécessités matérielles dans lesquelles ils se trouvent et qui font qu’ils disent oui ou non à Sandra. Mais même quand on a des raisons de ne pas dire oui, on peut quand même essayer…

Le personnage de Marion Cotillard ne propose aucun argumentaire dans ses confrontations avec ses collègues. Jamais elle n’avance le fait qu’elle a des enfants, par exemple.

Elle ne quémande pas. C’est pour ça qu’une première version du scénario – car c’est une histoire qu’on traîne depuis dix ans derrière nous – s’est débloquée quand on a trouvé le personnage de Manu, le mari de Sandra. Manu était avant, dans d’autres versions, tenu par d’autres personnages et ça ne fonctionnait pas. Dans une des versions, un des mômes disait « on veut aller avec toi » et ils étaient avec elle. Puis on s’est dit « ça ne va pas, c’est du chantage ».

Le verbe est-il si important que ça ? N’est-ce pas essentiellement un film d’action, de mouvement ?

Oui, Sandra bouge beaucoup. Mais quand même, elle doit à chaque fois poser cette question difficile : « Est-ce que tu accepterais que je revienne, que je garde mon travail ? », avec ce sous-entendu « Et que tu perdes ta prime ». Cette question-là, on l’a répétée : chaque fois, elle la pose de manière un peu différente. On y tenait parce que dans la rencontre, les autres personnages sont aussi importants qu’elle. D’ailleurs, la caméra est sur eux. Comment répondent-ils, que disent les autres ? Font-ils partie de la majorité ou pas ? Il est plus facile d’être dans la majorité. Elle pourrait mentir, mais ne le fait pas. Elle n’a pas de tactique. Il n’y a qu’une seule fois où elle sent ce que veut le dernier. Elle sent qu’il veut savoir qui a dit oui, pour pouvoir les faire changer d’avis, peut-être. Elle lui répond que le vote est secret. Elle s’est un peu aguerrie, elle est moins « naïve ». Le verbe est important quand même. On a vu Sandra comme une femme qui a peur de parler, d’exister, suite à sa dépression, c’est quelqu’un qui a un peu peur d’elle-même. Et qui doit arriver à vaincre ça, à croire en elle-même, à avoir confiance. Elle pense que si les autres n’ont pas voté pour elle, c’est bien la preuve qu’elle n’est rien. Elle prend tout sur elle. Au départ, elle ne comprend pas. Et puis, grâce à l’aide, à l’attention et l’amour de son mari, elle va faire un premier, un deuxième, un troisième pas.

Le film est tout entier traversé d’un suspense intense qui repose sur de menus éléments scénaristiques…

Oui. Est-ce qu’elle va aller jusqu’au bout ? Qui va ouvrir la porte ? Est-ce la personne qu’elle veut voir ? Que va-t-elle dire ? Et comment nous, en tant que cinéastes, allons filmer ces rencontres, en sachant que tous ceux qu’elle voit n’ont que deux ou trois minutes pour exister. C’était notre job de voir comment on pouvait faire qu’il y ait un personnage principal, mais que toutes les scènes soient égalitaires, que ceux que va voir Sandra aient autant d’importance qu’elle. Car s’ils n’ont pas d’importance, elle n’existe pas. C’est pour ça que la manière la plus adéquate pour essayer de mettre cela en place, c’est le plan-séquence. Peut-être qu’on n’arrive pas à faire grand-chose d’autre. Quand on a commencé à répéter, il nous a aussi semblé que c’était à travers le plan-séquence qu’on pouvait le mieux raconter ces confrontations, ces complicités. Parce que ces scènes peuvent basculer à plusieurs reprises. Une fois ou l’autre, on s’est dit qu’il y avait d’autres mises en scène possibles, mais en n’utilisant pas le plan-séquence, c’est comme si on avait l’impression de lâcher quelque chose. Sans être dans la performance. Il fallait être le plus transparent. Transparent, c’est un mot dangereux ! Être simplement là, pour laisser les choses arriver.

Le visage de Marion Cotillard est ici un paysage dont le moindre mouvement attire notre attention. Le suspense se loge dans les cils, dans le frémissement de la peau…

Il y a ce que les acteurs disent et ce qu’ils sont, ce qu’on voit dans leurs visages ou dans leurs mains.

Comment avez-vous travaillé la démarche singulière de Sandra avec Marion Cotillard ?

Sa démarche est due aux chaussures, aux bottines cloutées qu’on a choisies et qu’elle aimait bien aussi. On les entend quand elle marche. On a essayé d’autres choses avec Marion, notamment des baskets, mais c’était trop léger pour le personnage. Elle devenait ballerine, trop aérienne. Ici, c’est plus western. Il manque les éperons et les chevaux, qu’on n’a pas trouvés ! Il y a Manu avec sa voiture, la diligence !

Comment faire au cinéma sans les mythologies ?!

Vous avez raison. Même si, pour nous, la mythologie du western n’était pas là. Les grands espaces non plus. Ni le road movie, même si c’est vrai qu’on peut dire qu’il y en a des éléments. Mais les rencontres de Sandra ne sont pas dues au hasard. Elles ne modifient pas le parcours. Le parcours est indiqué par les adresses où habitent les seize personnes qu’elle doit aller voir.

Les mythologies restent en lisière chez vous…

Nous ne sommes pas citationnels. Pas trop dans nos têtes non plus. Nous faisons confiance à la matière avec laquelle nous travaillons. C’est comme les comédiens. Quand on fait une scène, s’ils ne sont pas là, la scène ne fonctionne pas. Quand on travaille, on est là, on n’est pas ailleurs. Même s’il se passe beaucoup de choses qu’on ne dirige pas. A un moment donné, vous décidez que vous êtes là avec Marion, Fabrizio, les deux mômes, et qu’il faut trouver comment cette scène fonctionne. Après, il y a peut-être d’autres choses qui interviennent. Bien sûr, à partir du moment où l’on met un couple dans une voiture et qu’il y a des étapes, ça rappelle certains films. En quoi ce n’est pas un road movie ? En quoi ça l’est ? Nos questions de metteurs en scène ne sont pas là. On est dans : comment faire quand elle ouvre la porte ? Est-ce que Marion va être là et la caméra ici ? Est-ce que ce personnage va rentrer d’abord dans le cadre ? Le cadre va-t-il être prêt pour l’accueillir ? Quelle intention par rapport au rythme ? On ne se pose que des questions de rythme. Et le rythme, c’est, entre autres, l’apparition et la disparition des personnages.

Celle qui reste constamment à l’écran, c’est Sandra. Comment avez-vous dessiné sa silhouette, avec ses épaules en relief, ce débardeur et les bretelles apparentes de son soutien-gorge…

On l’a laissée marcher comme elle marchait avec ces bottes-là. Elle ne se tient pas les épaules complètement dégagées, ça c’est sûr, on n’est pas sur le podium. Mais c’est une fille qui a des épaules. On peut dire que d’une certaine manière, on a travaillé la silhouette négativement. C’est toujours ce qu’on fait. On dit « non, ça va, c’est bien, pas comme ça ». Il ne fallait pas donner dans la démarche, genre la femme qui sort de trois mois de dépression. C’est pour ça qu’on l’a habillée de manière colorée.

Et les cheveux ? La nuque est visible, dégagée.

On a fait la coiffure la plus basique qui soit. Qu’elle puisse la faire elle-même. Et qui ne renvoie pas non plus au sommeil ou au laisser-aller de quelqu’un qui se sent un peu malade. Il ne fallait pas non plus qu’elle séduise les gens. Elle ne venait pas là pour montrer ses seins, la beauté de son regard. Il fallait faire attention à ça, parce qu’elle est objectivement attirante. Au départ, on avait imaginé une petite queue de cheval un peu plus haute. Et ce n’était pas bien. Parce que ça faisait vraiment la fille de bonne famille qui veut justement s’apprêter, montrer sa sagesse. On s’est dit « Non, Sandra n’est pas comme ça », d’ailleurs elle boit de la bière, elle aime le rock. Elle va voir les gens, elle s’apprête un peu, mais on a imaginé cette queue un peu plus basse avec des cheveux qui pendent, qui de temps en temps tombent et puis qu’elle remet. Que ce soit vivant. C’était coiffé et en même temps ça pouvait laisser un peu de liberté.

Vous n’avez, de toute façon, jamais filmé de séducteur…

Non, ce n’est pas notre truc !

Comment avez-vous travaillé la voix de Marion Cotillard ?

Elle peut parfois prendre une voix plus haute, et on lui disait « Non, Marion », parce que ça l’infantilisait un peu, ça la rendait trop faible face aux autres qui devenaient forts. Donc on voyait le film autrement et on avait pitié d’elle. Ce n’est pas ce qu’on voulait. On a travaillé plus « dans le ventre ». On lui a demandé de baisser un peu sa voix, de la faire venir plus de la terre.

N’y avait-il pas, aussi, la volonté de filmer, de donner à voir un personnage que l’on découvre allongé (c’est le premier plan du film) et qui réapprend ensuite à marcher vers les autres ?

Son corps qui se met en mouvement va découvrir qu’il est capable de certaines choses parce qu’il s’est mis en mouvement, précisément.

Vous touchez là à l’essence même de la cinétique, du cinéma pur…

Si vous voulez, oui. Le corps, c’est vraiment la marche, le mouvement. Et la lumière. Comme chez les Frères Lumière…

Ou chez le pionnier Eadweard Muybridge et sa course du cheval au galop…

Oui et quand vous allez, par exemple, au musée de l’Institut Lumière à Lyon, que vous voyez tous les courts-métrages exposés et que vous les regardez les uns à la suite des autres, qu’est-ce qu’il vous reste ? Vous vous dites que les gars, ils enregistrent le mouvement. Et c’est formidable. Toutes sortes de mouvements, petits, grands. C’est ça que vous retenez, et qu’ils filment tout le temps.

Tout simple qu’il puisse paraître, le corps de Marion Cotillard en mouvement dans votre film doit composer avec notre mémoire, celle qui se souvient des personnages qu’elle a incarnés en France ou aux États-Unis. Elle est l’actrice française qui a le plus fréquenté les mythologies américaines, y compris dans un film français que vous avez coproduit, De rouille et d’os de Jacques Audiard. Son corps y était réduit de moitié et recomposé de métal, façon Robocop ! Cette silhouette réinventée, récente, est encore persistante dans nos esprits. Comment la faire oublier pour passer à une silhouette simple, épaules nues, diamétralement opposée ?

C’était notre pari. Que Marion trouve – pas qu’on lui impose – un nouveau corps. Elle avait vu ou revu nos films et a sans doute pensé à des choses. Nous, on a senti assez vite aux répétitions, au deuxième ou troisième jour, qu’elle était devenue notre Sandra, que son corps devenait celui qu’elle n’avait pas eu dans les autres films. On en avait vu quand même pas mal. Elle a dû aussi en partie le sentir. Est-ce qu’elle a consciemment ou inconsciemment proposé ? Il faudrait le lui demander.

Votre cinéma est tout entier bâti sur une réelle humilité. Ne pensez-vous pas que les comédiens, et notamment ceux dotés d’une notoriété, ont l’intuition, en étant modelés par vos mains, de fréquenter une terre dépouillée et salutaire ?

En tout cas, c’est ce que nous essayons de faire. C’est ce qu’on a toujours visé, être le plus simple, ne pas être dans la performance, ni les comédiens, ni nous. Sans ça, Sandra ne pouvait pas respirer. La caméra doit accompagner les personnages, leurs nécessités dictées par le travail, leurs rapports qui évoluent. La caméra fait rarement autre chose, elle isole parfois les choses quand Sandra se déplace, c’est tout.

La simplicité n’exclut pas l’héroïsme. Sandra est une héroïne et le film détient, aussi, une charge romanesque, un élan remarquable…

Bien sûr. Sandra boit de l’eau régulièrement dans le film. Elle perd sa voix, la retrouve. Elle a des défaillances, puis elle les surmonte. C’est donc un vrai parcours du combattant, cette histoire.

Vos personnages sont tous des combattants qui chutent, se relèvent, et semblent se passer le relais de film en film. Vos personnages passés vous habitent-ils encore ?

Bien sûr. Mais comment dire, quand on filme, on écrit une scène, on est très concrets. On se dit qu’il ne faut pas faire comme on a déjà fait. Les personnages nous habitent aussi comme formes à éviter, comme punching-ball. On se dit : « Attention là, si Sandra tombe comme ça… Non, on a déjà fait tomber Cécile de France ainsi ». Donc on fait attention à ne pas répéter les choses. Il y a de la répétition, c’est sûr, mais on espère qu’elle creuse quelque chose, qui n’est pas vide, qui dessine, qui inscrit. C’est vrai que les autres personnages nous habitent encore. Par exemple, on voit Sandra boire comme Rosetta buvait. Rosetta avait son petit truc de cycliste, Sandra boit des bouteilles d’eau. Mais Sandra perd sa voix, et c’est la première fois pour un de nos personnages.

Par Anne Claire Cieutat et Olivier Pélisson.