Le Promeneur

Conversation avec Werner Herzog

Il était l’invité, à Strasbourg, du festival de cinéma en langue allemande Augenblick qui lui rendait hommage, et du cinéma Star qui projette, jusqu’au 13 janvier, l’intégralité de son œuvre. Dans le même temps, Le Grand Action de Paris (jusqu’au 20 janvier) et l’Institut Lumière de Lyon (en janvier et février) accueillent, eux aussi, une rétrospective de ses films, tandis que Potemkine sort un premier coffret DVD et Blu-ray de six de ses films (1962-1974).

Werner Herzog, aujourd’hui encore, poursuit sa quête de l’âme humaine et achève une anthologie en 8 épisodes sur la peine de mort, dans la continuité de Into the Abyss, tourné pour la télévision américaine, et s’apprête à entamer le mixage de son nouveau long-métrage de fiction, qui réunira à l’écran Nicole Kidman, James Franco et Robert Pattinson.

La fiction est pour lui une notion vague. Celle de documentaire l’est tout autant. Pour le légendaire cinéaste allemand, il n’est question que de “feature films”. Il n’y a qu’un cinéma, fait de lambeaux de vérité, de pans de mensonge, de gestes fabriqués et d’élans sincères. Werner Herzog, auteur polymorphe, a traversé un demi-siècle de cinéma.


1961

Votre premier film remonte à 1961 et vous ne vous êtes, depuis, jamais arrêté. Avez-vous conscience de la longévité exceptionnelle de votre carrière ?

L’intensité de mes films m’a lié au public, et je crois que c’est aussi une question d’instinct de survie. Par exemple, je suis capable de dépenser bien moins d’argent que les autres cinéastes sur un même film. Le risque pour les financeurs est donc moindre. Mais il y a vingt autres réponses possibles. C’est un ensemble de facteurs et je crois que j’ai été suffisamment méthodique pour survivre.

Votre grand-père était un célèbre archéologue. Pensez-vous avoir hérité de lui ce rapport scientifique et pragmatique à l’art ?

Je ne parlerais pas de rapport scientifique, non. Mon grand-père avait un œil merveilleux pour les paysages. Il lisait littéralement les paysages et comprenait d’emblée où un temple pouvait avoir été construit 2 500 ans plus tôt.

Le cadre géographique, le paysage justement, c’est quelque chose de fondamental dans votre œuvre. A titre d’exemple, auriez-vous accepté de tourner Bad Lieutenant si l’action s’était déroulée à New York au lieu de La Nouvelle-Orléans, dans ce marasme post-Katrina ?

Le scénario original se déroulait à New York. J’ai d’emblée refusé, ça ne m’intéressait pas. New York a été filmée à outrance, et il fallait que le contexte soit celui de la Nouvelle-Orléans après Katrina. C’est moi qui ai décidé de changer cet élément, comme bien d’autres choses dans le scénario. Ce n’est pas tant la question du paysage, de la confrontation de l’univers urbain de La Nouvelle-Orléans face à New York, mais davantage la question de qualités intrinsèques qui deviennent visibles, de quelque chose de brisé, de dysfonctionnel, d’anarchique. C’était un cadre bien plus intéressant pour Bad Lieutenant.

Bad Lieutenant de Werner Herzog
Bad Lieutenant a ceci de caractéristique qu’il est le seul film pour lequel vous n’êtes pas crédité comme scénariste.

Ce n’est pas exactement le cas. Il y avait un scénario initial auquel j’ai apporté beaucoup de modifications. Je suis à l’origine de tout ce qui a pu vous marquer. Il m’est même arrivé de m’emparer de la caméra pour filmer certains éléments, les iguanes par exemple, ou le début du film dans la prison inondée, lorsqu’un prisonnier se noie et que les policiers s’amusent à parier combien de temps il tiendra.
La fin, également, avec cet aquarium – « Est ce que les poissons rêvent ? ». Ou encore l’âme qui danse pendant la fusillade. Le scénariste, Billy Finkelstein joue le rôle d’un gangster qui se fait abattre dans cette scène. Nicolas Cage veut qu’on continue à lui tirer dessus, et quand un autre gangster lui demande pourquoi, il répond : « Parce que son âme danse encore ». On aperçoit alors un danseur de break dance à côté du corps. Ces éléments n’étaient pas dans le scénario original. Je n’en suis donc pas l’auteur, certes, mais j’y ai tout de même collaboré.
Les gens ont cru pendant longtemps qu’il s’agissait d’un remake, c’était en réalité un coup de pub. L’un des producteurs possédait les droits du titre du film de Ferrara, mais vendre mon Bad Lieutenant comme un remake était une idée stupide. Rien à voir avec celui de Ferrara, que je n’ai d’ailleurs toujours pas vu, ni aucun autre de ses films à vrai dire. Je l’ai rencontré l’an dernier, nous avons beaucoup ri ensemble.

Vous avez parlé de cinéma ensemble ?

Non, nous avons juste parlé de Bad Lieutenant, parce qu’il en avait fait toute une histoire dans les médias, en nous souhaitant le pire. En fait, nous avons tellement ri que nous n’avons que très peu discuté.

Bad Lieutenant de Werner Herzog

2009

Lorsque vous parlez d’un grand acteur, le premier qualificatif qui vous vient, c’est l’intensité. Est-ce pour vous la première qualité d’un grand comédien ?

C’est une question complexe. Ça va au-delà de l’intensité, même si c’est une qualité indispensable. Disons plutôt que tous les acteurs savent qu’ils seront meilleurs dans mes films qu’ils ne l’auront jamais été auparavant chez d’autres cinéastes. Nicolas Cage le savait, Nicolas Kidman le savait. Kinski, bien sûr, le savait.

Vous travaillez encore aujourd’hui avec des comédiens d’envergure comme Christian Bale, Michael Shannon et Nicolas Cage. Ont-ils déjà essayé de reproduire, d’une manière ou d’une autre, la relation que vous entreteniez avec Kinski ?

Non, ça n’a rien à voir. Kinski est unique, comme chaque acteur est unique. Ce serait idiot de chercher à y voir un lien. Le seul point commun, c’est qu’ils savent tous qu’ils ne seront plus jamais aussi bons. Et c’est une des raisons de ma longévité en tant que cinéaste : les vrais bons acteurs veulent travailler avec moi.

Vous sollicitent-ils directement ?

Sur Bad Lieutenant, j’ai passé un accord de principe avec Nicolas Cage en 60 secondes, au téléphone. Il était en Australie sur un tournage. Et en 60 secondes, nous avions clarifié une chose : il ne signerait pas si je ne signais pas moi aussi. Il en allait de même pour moi. En 60 secondes, nous étions parvenus à un accord qui a permis au film d’exister et d’être financé.

Fitzcarraldo de Werner Herzog
Y a-t-il des comédiens que vous voyez évoluer chez d’autres, avec lesquels vous avez envie de travailler ?

Il y a des comédiens avec lesquels je sais que j’aurais vraiment envie de travailler.

Je repense à cette anecdote : vous êtes venu au secours de Joaquin Phoenix lors d’un accident de voiture...

Phoenix fait partie des acteurs avec lesquels j’aimerais beaucoup travailler, mais il y a deux entraves à cela. Premièrement, je n’ai pas trouvé d’histoire susceptible de nous réunir et deuxièmement, on sait qu’il se retire parfois, volontairement, du milieu du cinéma.

Certains grands cinéastes ont admis se projeter dans leurs comédiens, comme Fellini avec Mastroianni ou Scorsese avec De Niro. Avez-vous ressenti quelque chose de semblable avec Kinski ?

Kinski était simplement le bon comédien pour le rôle, pour Aguirre.

Fitzcarraldo de Werner Herzog
Toute votre relation était-elle basée sur la différence ? Votre calme en toutes circonstances opposé à l’exaltation de Kinski...

C’était une de nos différences. Parmi d’autres.

Faites-vous un lien entre la folie et l’idéalisme ? Je pense à Fitzcarraldo ou Grizzly Man.

Je ne parlerais pas d’idéalisme pour Fitzcarraldo. Il s’agit plutôt d’une obsession, de cette idée fixe d’amener l’opéra au cœur de la jungle, parce qu’il s’agit du lieu idéal, celui des grandes histoires et des rêves fiévreux. C’est plus de la fascination que de l’idéalisme. Ça ne se confronte pas forcément à l’idée de « folie ». Je pense que Fitzcarraldo n’est pas fou. Il fait ce qu’il a à faire, avec précision et méthode. Sa quête est folle.