Jeux de piste

Conversation avec Quentin Dupieux, réalisateur, scénariste, compositeur

Nonfilm, Steak, Rubber, Wrong, Wrong Cops. Les titres de ses films détonants sont courts et accrocheurs. Celui du dernier opus affirme et intrigue : Réalité. Un jeu vertigineux. L’histoire d’un cameraman français installé en Californie et qui rêve de réaliser une série Z où les ondes des téléviseurs font exploser les têtes. Quentin Dupieux cherche, creuse, assemble, invente. Avec toujours le même soin et le même plaisir. De l’artisanat de haut vol.

Comment écrivez-vous ?

Parfois c’est une fulgurance, parfois j’ai une inspiration de A à Z et c’est obsessionnel. Je me couche et me lève en pensant au scénario, jusqu’à ce que j’aie une première version. Parfois c’est un boulot de recherche qui prend du temps. La seule vraie méthode est que je collecte des idées dites abstraites, visuelles, dialogues, scènes, qui tombent du ciel. Après cette phase de collection, j’assemble. Parfois ça ne raconte rien. Puis je structure et raccorde les idées entre elles, comme un jeu de piste.

Rêvez-vous de vos scénarios ?

Pas vraiment. J’y pense assez souvent dans un demi-sommeil, juste avant de dormir ou de faire une sieste. Je suis assez adepte des siestes flash. Le cerveau délivre tout un tas de visions. Il faut rester aux aguets. Je me relève et je sais qu’il faut que je replace telle idée à tel endroit.

Avez-vous rêvé comme votre héros de recevoir un prix et de ne pas pouvoir monter sur scène car vous êtes collé à votre siège ?

Non ! C’est vraiment le cliché du rêve. Je fais un cauchemar récurrent. J’arrive sur un plateau avec une équipe formidable et prête à travailler. Tout est super mais je ne sais pas quoi tourner. La peur de manquer d’idée.

Comme dans votre premier film Nonfilm ?

C’est exactement ça. Sans m’en rendre compte, j’ai mis en scène mon cauchemar, peut-être pour l’affronter. Et je l’ai vraiment vécu, car certains jours on se levait et je disais à tout le monde : « Je suis désolé, je ne sais pas quoi tourner. Vous pouvez aller vous baigner ». Je passais la journée dans ma chambre d’hôtel à chercher une idée. Le film a été construit de plan en plan. Et je rêve toujours mon cauchemar.

Démarrer sa filmographie par son cauchemar !

Il y avait eu une tentative avant avec un scénario qui s’appelait Cervelets et qui n’avait ni queue ni tête. Ce que je fais aujourd’hui, mais sans le travail de construction et de logique. On s’est vite rendu compte qu’on ne pourrait pas le financer. On me prenait pour le jeune clippeur et réalisateur de pubs qui veut passer au cinéma et on me fermait la porte au nez. J’avais gagné un peu d’argent avec ma marionnette (Flat Eric) et j’ai décidé de tourner sans scénario et sans demander d’argent.

Vous avez dit avoir tourné Réalité aux États-Unis car cela coûte moins cher qu’en France…

Je ne suis pas expert et je suis mauvais avec les chiffres, mais je crois qu’en premier lieu ce sont les charges sociales. L’être humain coûte cher en France. Il y aussi un paramètre très simple : en France, on est à la merci des intempéries et ça coûte de l’argent. Je crois qu’un directeur de production avait fait un calcul rapide et qu’on approchait du double au niveau du coût.

Vous avez tourné Nonfilm en Espagne, Steak au Québec et les quatre films suivants en Californie (Rubber, Wrong, Wrong Cops, Réalité). La France n’a pas encore servi de décor à votre imaginaire…

C’est vrai. J’ai adoré travailler en français avec Alain Chabat, ce texte que j’ai longtemps façonné avec délice. J’ai adoré retrouver Jonathan Lambert et bosser avec Élodie Bouchez. C’est plus naturel pour moi de communiquer des nuances à des acteurs français qu’à des américains. Il y a une complicité automatique très pratique sur un tournage. Ce qui m’attire en France, ce sont les acteurs et la langue. Comme décor, il faudrait aller chercher dans les Vosges ou que j’explore. C’est inimaginable pour moi de faire un film intéressant à Paris. J’y ai passé trop de temps. La réalité y est trop présente. En Californie, on n’est nulle part et j’aime ça.

Les décors de Réalité étaient-ils préexistants ou ont-ils été construits ?

J’utilise généralement des décors naturels qu’on arrange. Ma femme (Joan Le Boru) assure la direction artistique et gère tout jusqu’aux détails. Quelques décors ont été construits. Pour le plateau de télé de l’émission de cuisine, nous sommes allés sur un véritable vieux plateau avec des vieilles caméras, mais on a construit nous-mêmes le décor de l’émission. L’asile où Jason va se faire enfermer est une bibliothèque de temple juif qu’on a arrangée, bricolée et où on a amené des lits d’hôpitaux. La seule fois où j’ai tourné en studio, pour questions purement techniques, c’était pour la scène où il pleut dans le bureau de Wrong.

Vous êtes toujours vous-même au cadre ?

J’ai commencé très jeune à jouer avec la caméra. C’est une extension de moi-même. Ça me paraît aberrant d’être assis et de laisser cadrer un autre. Ça fait partie du plaisir. C’est comme si on m’enlevait les acteurs. Mon dispositif est très simple. 95% du film est tourné sur trépied. C’est crucial d’être à la caméra, au plus près de l’action, en fusion avec les comédiens.

Vous privilégiez le plan fixe et le mouvement lent ?

Mes films sont pauvres car on a un temps de tournage très limité. Rubber a été tourné en deux semaines. Installer des rails fait perdre du temps. Il faut optimiser. Comme j’avais besoin de suivre le pneu et que je n’aime pas l’effet steadicam, j’avais accroché l’appareil photo avec lequel je tournais à un monopode, une tige en métal, et je filmais en suivant le pneu avec l’appareil la tête en bas. Pour l’instant, je me suis contenté d’explorer un langage très simple pour être complètement aux manettes. Avec la caméra sur pied, je peux faire des zooms, des panoramiques latéraux ou verticaux.

Avec cette simplicité très fouillée, vous créez des films très stylisés et personnels…

On a plus de chance de faire un film personnel en creusant et en façonnant une branche du langage cinématographique qu’en essayant de toucher à tout. Des tas de réalisateurs veulent faire comme les grands et emploient tous les outils disponibles. Cela donne des films un peu anonymes, pas forcément mauvais, à la mise en scène « normale », passe-partout. Mes films se passent à l’arrêt. Il y a très peu d’action. J’ai toujours été agacé par ceux qui, pour tuer l’immobilité, fabriquent du mouvement pour rien. Faire marcher les mecs dans des couloirs pour faire passer un dialogue. Faire tourner la caméra autour d’une table pour que les gens ne s’ennuient pas. C’est de la poudre aux yeux pour masquer l’ennui.

Vous allez à l’inverse, en creusant l’instant présent, le plan, le noyau en jeu…

Oui, quitte à tomber dans l’ennuyeux. Des tas de gens trouvent mes films lents et ne comprennent pas le rythme. Ils sont habitués à de l’effréné. La télé a tout chamboulé. Je suis très bien dans cette zone classique. Comme je suis hyper simpliste, précis et méticuleux, j’ai l’impression d’être vraiment en train d’inventer le cinéma, ma mise en scène, alors que tout a déjà été fait. Cela me permet de m’amuser.

Comment travaillez-vous la lumière ?

J’ai fait Rubber, Wrong et Wrong Cops avec le même appareil photo, sans aucun apport de lumière. Pour Réalité, j’ai changé de caméra et j’ai décidé de jouer par moments – 10% du film – avec des réflecteurs brillants qui renvoient la lumière du soleil. Pour quelques scènes de nuit, chez la petite fille et quand Jason enregistre les bruits, on a utilisé des lumières et une boule chinoise. Je joue au chef-op, même si ce n’est pas vraiment ma fonction. L’avantage des caméras digitales, c’est qu’on voit immédiatement le rendu dans l’œilleton. Il suffit d’ajuster.

Pour le son, vous privilégiez le moment de la prise ou vous recréez en postproduction ?

Pour les dialogues, c’est la prise de son directe. À part pour Steak, je n’ai jamais convoqué des acteurs pour du doublage. J’ai eu beaucoup de chance sur mes quatre films californiens, car l’ingénieur du son (Zsolt Magyar) ne s’est jamais loupé. Pourtant, c’est très compliqué de tourner à Los Angeles, ville très bruyante avec ses hélicoptères et ses sirènes. Par contre, il y a eu un gros travail de mixage et de bruitage, pour rajouter des intentions et la musique.

D’où vient l’idée de la recherche du cri parfait de Jason ?

Je ne sais pas. On a eu ce type de conversation avec mon producteur, Grégory Bernard, au moment du montage mixage de Rubber. Le script de Réalité existait déjà. On s’est beaucoup demandé quel serait le bruit du pneu quand il s’énerve pour faire exploser les choses. Ça vient peut-être de là, mais c’est confus, car la première version de Réalité existait avant Rubber.

Dans une première version du scénario de Réalité, le film d’horreur de Jason était basé sur l’idée du pneu tueur de Rubber ?

Difficile à expliquer, tellement c’est tordu. Comme on n’a pas réussi à financer Réalité, on s’est dit avec Grégory : « Et si on faisait le film qu’essaie de faire Jason ? ». J’ai commencé à écrire ce qui s’appelait initialement Day of the Cubes avant de devenir Waves. C’était une attaque de cubes extra-terrestres. Au bout de quinze pages, je me suis rendu compte que j’allais devoir faire ces cubes en 3D. Ce n’était pas mon truc. Je me suis demandé comment switcher sur autre chose en gardant un élément à filmer en direct, et j’ai eu l’idée du pneu. Quand j’ai retravaillé Réalité, j’ai transformé l’objet en téléviseur pour que ça ressemble moins à Rubber.

Vos personnages et récits évoluent souvent en espace-temps fermé ou qui se mord la queue. La figure du labyrinthe vous inspire-t-elle ?

J’ai plutôt tendance à être inspiré par la boucle. Le motif répétitif. Ça me parle, car il y a un lien avec la musique que je fabrique. C’est un petit tour de magie d’arriver à boucler une scène, un plan, une idée, ou plusieurs scènes. C’est comme une bonne explosion, cela procure un effet très agréable.

Vos personnages allient une candeur enfantine et une impassibilité de visage proche du masque…

Il y a peut-être toujours un élément dans mes films qui me ressemble et qui finalement se comporte un peu comme moi. Comme un adulte enfant attardé. Alain Chabat, dans Réalité, vit les événements comme un adolescent.

Le cinéma est plus souvent concentré sur des thématiques de la responsabilité, où on joue à l’adulte. Vous préservez autre chose…

C’est sûr que ça ne m’intéresse pas du tout. J’ai quand même l’impression que tout ça n’est qu’un grand bac à sable. Ça me botte d’être un adulte responsable dans ma vie de tous les jours. Quand je fais un film, j’ai envie que ce soit plus rigolo. Non pas que la vie ne soit pas drôle, mais j’ai envie de retrouver un peu cette liberté, cette folie douce de l’enfance.

Enfant, vous étiez déjà très enclin au jeu, à la création, à la fabrication ?

J’ai eu très tôt accès à une caméra vidéo et ça a commencé à m’obséder. J’essayais de tourner des scènes, d’inventer des idées. Je convoquais des copains – qui avaient plutôt envie de jouer au foot – pour tourner un petit bout de film d’horreur. On revoyait les scènes et on faisait du montage sur des magnétoscopes.

Vous dites que Réalité est l’aboutissement d’une époque…

C’est un peu le film synthèse. Il y a Rubber avec le réalisateur qui essaie de faire un film similaire, le petit climat poético-angoissant de Wrong, des morceaux de Steak dans l’écriture. Réalité m’a accompagné pendant les trois autres (Rubber, Wrong, Wrong Cops), car le script était écrit avant et que je continuais à le retravailler entre chaque tournage. J’ai fait ces quatre films très rapprochés, et j’ai tourné Réalité il y a deux ans. Depuis, je n’ai fait qu’écrire et je ne sais toujours pas quel sera mon prochain projet. Mais je ne vais pas changer radicalement mon cinéma.

Il y a tout de même du changement dans votre façon de faire ?

Certainement, mais c’est difficile à décrire. Le pire pour un cinéaste est d’avoir une formule et de la reproduire. Je ne dis pas que mon cinéma va changer, mais dans l’approche et l’envie, quelque chose est en train de se transformer.