Ariane Ascaride

Tout simplement

Flash-back : premier jour de tournage de La Villa de Robert Guédiguian, le 4 novembre 2016, dans la calanque de Méjean. Retrouvailles d’une équipe d’acteurs et de techniciens, d’une bande dont le noyau s’est constitué dès le premier film, Dernier Été, cosigné avec Frank Le Witta en 1981. Celui-ci est le vingtième du réalisateur. Et pour Ariane Ascaride, son dix-neuvième sous sa direction… Rencontre à chaud avec l’actrice, alors qu’elle met ses pas pour la première fois dans ceux d’Angèle, sœur de Joseph (Jean-Pierre Darroussin) et Armand (Gérard Maylan), qui revient, après vingt ans d’absence, au chevet de son père mourant dans ce lieu où elle a grandi avec bonheur et quitté sur un malheur… Ariane Ascaride, qui dessine une galaxie féminine unique sous la direction de Guédiguian, et qui, versatile et évidente, sous d’autres regards au cinéma et au théâtre, continue son chemin de traverse. Sa balade bien à elle.

Robert Guédiguian tisse des liens entre ses personnages et donc entre ses acteurs principaux, Gérard Meylan, Jean-Pierre Darroussin et vous-même dans tous ses films. Vous avez été fiancés, mari et femme, amants, voisins, cousins, amis… Pour la première fois, vous incarnez une fratrie à vous trois…

J’ai lu le scénario, et je me suis dit : « Bon, cette fois, ce sont mes deux frères  ». J’avais juste à laisser dérouler. Tout simplement. Comme dans un nuancier de couleurs, je suis allée chercher la teinte de la fratrie. Gérard, Jean-Pierre et moi avons un nuancier qui est en fait assez large ! Ça peut aller du violet au bleu ciel… Penser que Gérard et Jean-Pierre sont mes frères est très simple, d’abord parce que l’amitié qu’on a construite dans la vie, enfin plutôt qu’on entretient et qu’on protège, est de l’ordre d’une fraternité. Gérard est l’ami d’enfance de Robert ; il est, avec Malek Hamzaoui, rencontré quelques années plus tard et désormais directeur de production des films de Robert, le témoin de notre mariage. Et je dis toujours qu’ils sont plus que ça : ils sont les témoins de ma vie. J’ai rencontré Jean-Pierre Darroussin au Conservatoire, il est devenu mon ami, et depuis trente-cinq ans je partage avec lui, outre les moments professionnels, tout ce qui m’est arrivé. Et moi, de mon côté je connais sa vie et tout ce qui lui est arrivé, comme c’est le cas avec mes vrais frères. Avec Gérard et Jean-Pierre, on se connaît par cœur et c’est à partir de ce parcours de vie qu’on travaille.

Ce n’est peut-être pas un hasard si Guédiguian vous propose de travailler ce lien à l’écran aujourd’hui ?

Sans doute pas, parce que le temps est avec nous, parce qu’on a suffisamment engrangé… Ce matin, au premier jour de tournage, quand je démarre la première scène avec Gérard/Armand, celle où je sors du taxi, je l’aime très fort, je vois la tête qu’il fait, je sens qu’il m’en veut, je sais qu’il joue, et en même temps, je le regarde et… c’est mon frère. Et puis, on change de plan, je rejoins, là-haut dans la villa, Jean-Pierre/Joseph avec son humour limite, je sais que c’est celui qui m’a toujours fait rire quand j’étais petite. Et ça, ça se construit parce que je les regarde et les écoute, ce n’est pas une décision. Face à ce qu’ils font, ce que je renvoie est presque une évidence…

Tout ça, bien sûr, sans se le dire ?

Non, ça ne s’exprime pas. D’ailleurs, d’une façon générale, quel que soit le film, je ne dis jamais à mon partenaire ce que mon personnage ressent. Je ne me le dis même pas à moi-même ! Je suis épatée par les acteurs qui verbalisent.

Il y a moins de questions a priori quand vous tournez avec eux qu’avec des acteurs que vous connaissez moins ?

Bien sûr. Il y a la même réflexion pour moi, pour mon rôle, pour ce que je vais mettre en place à partir de ce noyau qui est le personnage que je vais jouer. Je m’appuie sur ce que j’ai échafaudé, mais je fais réagir Angèle par rapport à ce qu’ils sont eux, et cette alchimie étrange qui vient du fait que je mélange tout. Dans la scène où j’arrive chez Martin et Suzanne, je me blottis dans les bras de Geneviève Mnich, que j’ai toujours adorée comme comédienne, pour qui j’ai une immense admiration, et avec qui je n’ai jamais joué jusque-là. Et c’est pareil, c’est fort, et tout se mélange. Ça, ce sont les précieux moments de mon métier.

Quel est votre rapport aux « familles choisies » ? Il y a Marcel Bluwal, qui a été votre professeur au Conservatoire,  et…

Mon père ! Il a été mon père et mon professeur en art. Quand j’avais treize ans, j’ai vu à la télévision chez la voisine cet homme avec sa casquette de marin et je l’ai écouté parler et j’ai dit : « Un jour, je connaîtrai ce monsieur ». Quelques années plus tard, quand j’ai su qu’il était professeur au Conservatoire, j’ai passé le concours d’entrée et je suis arrivée dans sa classe. Le Conservatoire, c’est ma vie. Ce n’est pas qu’une école. La plupart des acteurs, sont devenus mes amis, ce sont mes frères et sœurs. Je pense qu’on était vraiment une promo particulière (NDLR : dans la promotion, il y avait aussi Jean-Hugues Anglade, Pierre Banderet, Frédérique Bonnal, Patrick Bonnel, Christine Brücher, Jean-Pierre Darroussin, Catherine Frot, Alain Lenglet…), mais il nous a fédérés. Il nous a malaxés, il nous a mis ensemble, il nous a fait prendre conscience qu’on travaillait mieux à deux, à trois, à dix. C’est fondamental. Il travaillait avec sa classe comme sur un plateau, avec ses acteurs… Sans oublier que tous les samedis midi, il nous offrait le restaurant chinois. Et quand tu vas manger chaque semaine avec ton prof et tes camarades de classe, il s’en passe des choses, ça en crée du lien ! Marcel porte la parole d’un monde dont je suis l’héritière, qui m’est facile, car j’y ai mes repères. Il a intellectualisé ce monde-là et, dans ses films, ses téléfilms, ses spectacles, il a donné une lecture de l’humain avec laquelle je me sens très en phase. Je pourrais tous les jours regarder le Dom Juan de Marcel Bluwal : c’est d’une intelligence inimaginable, d’un modernisme éternel. Sur cette pièce de Molière, qui est par ailleurs géniale, il est arrivé à tout dire sur son époque, sur l’homme, sur les classes sociales… Marcel Bluwal et Danièle Lebrun sont des saltimbanques, avec toute la dignité que ça recouvre : être au service d’un public, et venir lui raconter des choses. Pour moi, ils sont bouleversants. En fait, je ne sais pas si j’aurais pu continuer dans ce métier si je n’avais pas connu Marcel Bluwal. Tout simplement. Parce que Marcel, c’est ma pierre d’achoppement.

Quels sont les autres liens forts que vous avez tissés au fil de votre métier ?

Didier Bezace, qui est la seule personne du métier que j’ai appelée après avoir reçu le César, en 1998, pour Marius et Jeannette. Il m’a mise en scène dans La Maman Bohême/Médée de Dario Fo et Franca Rame et ça a été un bonheur. Et puis il y a Marie Desplechin et Thierry Thieû Niang, respectivement auteur et metteur en scène de Touchée par les fées. Ce qu’on a fait ensemble a été marqué par un moment très fort de ma vie, car j’ai perdu ma mère. Et ils ont eu l’attitude rêvée : accompagnants, sans être collants, attentifs sans le montrer, restant sur le spectacle, mais prêts à tout arrêter si je tombais. Marie est une fille du Nord, très différente de moi, elle est prodigieusement intelligente, elle m’apprend plein de choses. Je la fais rire tout le temps, en lui racontant mes histoires. Elle me fascine. Et Thierry est la bienveillance personnifiée, c’est un elfe, mon elfe. Tout s’arrange toujours avec lui. Cet été (2016), je créais la quatrième version de Touchée par les fées à Avignon dans le off, tandis que Thierry créait Au cœur, avec des enfants, dans le in. Sa représentation commençait à 14 h 30 et dès qu’elle était terminée, il courait comme un fou pour être dans mon théâtre à 16 h 30, avec moi. Tous les jours.

Comment préparez-vous un personnage ?

Je suis incapable de l’expliquer. J’y pense beaucoup beaucoup avant. Et puis je lui laisse la place. Disons que je fais le ménage, je dégage ce qui ne lui appartient pas et puis je lui laisse prendre le pouvoir. En fait, aujourd’hui… ça va peut-être paraître très présomptueux, mais je crois que je joue comme je sais nager. Tout simplement. Je ne donne pas à voir un personnage, je ne montre pas mon travail, je suis… En tout cas, j’aime qu’on tourne (presque) dans l’ordre, c’est-à-dire dans la gaucherie qu’on a au début d’un tournage. Cette petite gaucherie correspond à Angèle, car elle ne sait pas très bien comment faire…

Vous vous imprégnez de ce qu’elle est, de ce que le scénario raconte d’elle et de ce qu’il va falloir traverser pour arriver du point A au point B ?

Oui, il y a de ça. Au Conservatoire, Antoine Vitez nous disait : « Tout est écrit, lisez, relisez, relisez encore. Et quand vous croyez que vous savez, relisez !  ». Tout est dans le scénario. Et puis, je fais des choses étranges : ça fait des semaines que je regarde sur YouTube des interviews de Julie Andrews ou d’Anna Magnani, qui n’ont absolument rien à voir avec cette histoire. Je regarde des actrices. Mais je ne peux pas dire pourquoi, c’est une envie, une pulsion, je ne me suis pas dit objectivement : « Tiens, ce serait intéressant de regarder des actrices, puisque Angèle est actrice… » Plus j’avance dans mon métier, plus j’avance en âge aussi, moins je comprends. Je ne sais pas comment on fait.

Mais vous avez appris au Conservatoire, vous êtes passée par toutes ces années au cinéma et au théâtre…

Oui, il y a une espèce de soubassement, quelque chose de très fort qui me vient des années au Conservatoire, mais aussi de ce que j’ai joué juste avant. Tout nourrit. J’arrive sur ce tournage avec l’écho du spectacle que je viens de jouer, Le Silence de Molière de Giovanni Macchia, mis en scène par Marc Paquien, où j’incarne Madeleine Poquelin, la fille de Molière. Ce travail a été absolument formidable pour moi. Car Marc — encore une très belle rencontre, cet homme dirige magnifiquement les actrices — m’a demandé d’aller chercher dans des territoires qu’on ne me propose pas souvent : quelque chose de très intérieur, de très douloureux, une souffrance qui ne s’exprime pas beaucoup. Alors Angèle a en elle des traces de cette douleur, et sa voix est très basse, plus basse que la mienne, très proche de celle que Madeleine avait. Actuellement, j’ai très tendance à penser mon métier musicalement. Écouter, écouter, écouter énormément. Je sais si c’est bien, non pas parce que mon sentiment est juste, mais quand le son est juste. Moi, j’ai naturellement une voix de clarinette, disons, là sur le début du tournage, comme sur ce spectacle, je suis plutôt violoncelle…

Savez-vous d’où vient ce personnage dans l’écriture de Robert Guédiguian ? Est-ce que vous en parlez ?

Non, jamais. Je trouve ça très beau qu’Angèle soit comédienne. C’est sans doute, encore une fois, de la part de Robert, une manière de me dire quelque chose. Et de mettre Paul Claudel au milieu de tout ça… Ce que je dis dans ce scénario-là, que pour jouer Claudel il faut mesurer un mètre quatre-vingts, être blonde et avoir les yeux clairs, je m’y suis cogné toute ma vie. Ce que je suis, ma taille ont été des handicaps par rapport au théâtre et au cinéma bourgeois. Et ce qui est rigolo, c’est que maintenant je rattrape ce handicap. À force de travail. Toutes les comédiennes un peu « rares », comme on dit si bien, ou « atypiques », qui ont existé dans le cinéma français ou dans le cinéma international, l’ont toujours fait à force de travail. Il n’y a que ça, car sans les codes physiques, tu ne peux qu’arriver à persuader, il faut que ça devienne évident pour les gens. Mais ça ne sera jamais évident pour tout le monde, il faut être clair ! En même temps, c’est un défi que je suis assez orgueilleuse pour avoir envie de le relever. Évidemment lorsque j’ai commencé, je n’avais aucune conscience de tout ça. Le seul qui, un jour, m’a dit : « Tu dois jouer Marthe dans L’Échange », s’appelle Antoine Vitez. Je ne me le serais jamais autorisé. Je m’étais autocensurée. Bon, il se trouve que je n’aime pas Claudel, je n’aime pas l’auteur et surtout je n’aime pas l’homme et j’ai beaucoup de mal à faire la différence entre les deux, mais, de fait, quand j’ai joué Marthe, c’était là, c’était simple…

Photo de Isabelle Danel
Chaque rôle écrit pour vous par Guédiguian est-il un cadeau ?

Non, le seul vrai cadeau, c’est Au fil d’Ariane. Je l’ai toujours revendiqué comme tel et Robert aussi. Les autres rôles sont… des rôles, de beaux rôles. Après, je ne sais pas comment l’expliquer, je ne sais même pas si j’ai raison. Je pense que Robert me regarde vivre. Il se nourrit de ce que je suis pour écrire des personnages. En fait, il me vole. Je ne suis pas une muse du tout, je suis plutôt une complice. Je sais que Robert a toujours pensé que je devrais jouer Lioubov dans La Cerisaie, et qu’on ne me l’a pas proposé. Au final, Angèle n’est pas Lioubov du tout, si ce n’est qu’elle est actrice.

Pourquoi n’intervenez-vous jamais ?

Je n’ai pas envie parce qu’à ce moment-là, ça voudrait dire que je ne suis pas à la même place que les autres. Déjà que ma place n’est pas tout à fait la même que les autres ! Je n’aime pas le particulier. Même si je suis par ailleurs quelqu’un de très solitaire, j’aime le collectif. Je pense que tout le monde est particulier, donc c’est vachement bien de mettre tous les particuliers ensemble. Ça fait un truc formidable !

Dans les liens qui traversent les films de Guédiguian et celui-là en particulier, il y a la notion d’adoption, de faire entrer des gens qui passent
dans la famille ?

Ce thème fait partie du cinéma de Robert parce que c’est un thème inhérent à sa vie. Pour lui, c’est important de parler de ça, de l’accueil de l’autre. Dans ce film-là, comme aussi dans Les Neiges du Kilimandjaro, des enfants vont arriver, c’est une attitude humaine de reconnaître l’autre et lui porter assistance si besoin. Ce n’est pas charitable, parce que la charité, c’est le luxe des riches ! C’est de la solidarité. On ne peut pas laisser des enfants tout seuls ! Il y a des gens partout qui ont cette solidarité-là, malgré le cynisme ambiant.

Ce n’est pas la première fois que vous tournez dans cette calanque de Méjean…

Oui et tout le monde nous aide. C’est ça qui est chouette, c’est qu’on le partage, ce film. Des garçons de la calanque travaillent avec nous. On demande d’enlever les bateaux, ben oui, on enlève les bateaux. Il faudrait louer des cabanons, ben oui, on loue les cabanons. Ce n’est pas un monde clos puisqu’il s’ouvre sur la mer, mais ici la façon de fonctionner est différente, le temps n’est pas vécu de la même manière, les importances ne sont pas à même échelle. Ce qui est important, c’est si l’eau n’est pas trop froide, si la mer est démontée, si ça tape aux écueils, si on peut partir à la pêche, s’il y a du poisson… Ce sont des choses importantes, ce n’est pas de la galéjade. C’est un endroit où chaque fois qu’on se croise, on se dit bonjour, on s’embrasse, on se demande comment on va. On ne se croise jamais sans se parler… Ce qui me plaît sur ce tournage dans cette calanque, qui est pour nous d’habitude un endroit de villégiature, où tout le monde me connaît en vacances, c’est quand, cet après-midi, entre deux plans, je vais m’asseoir au bout du quai avec ma copine Christiane : elle me demande si ça se passe bien, si on est contents, je lui réponds, et hop, on parle d’autre chose. Et ce qui est beau, c’est qu’il y a l’acceptation du geste artistique par quelqu’un qui ne fait pas mon métier : elle a compris que mon métier, c’est un métier, que je ne change pas, et que pendant le tournage, certes je travaille, mais je suis aussi Ariane. C’est très important pour moi.

Que signifie la « reconnaissance » pour vous?

Quand j’ai eu des prix, quand j’en ai encore, ça me fait un petit « zigouigoui », je suis contente. Mais ça dure trente secondes, parce que la vie continue. Ce qui me fait plaisir aujourd’hui, c’est d’arriver à recoller les morceaux entre mon image et moi. Je ne parle pas de mon image en tant que comédienne, mais en tant que personne publique : à travers les articles ou les émissions, les gens me perçoivent d’une certaine façon. Mais c’est encore une image de moi, ce n’est pas moi. J’essaie d’être sincère dans ma complexité. J’ai envie qu’on pense à moi avec le sourire, comme on pense à une bonne copine.