Une question d’humeur

Conversation avec Amos Gitaï, réalisateur, scénariste

Dans Ana Arabia, en salle le 6 août prochain, le cinéaste israélien Amos Gitaï nous immerge, le temps d’un plan-séquence virtuose et labyrinthique d’une heure vingt-quatre, au cœur d’une communauté de Juifs et d’Arabes qui vivent en paix, dans la banlieue sud de Tel Aviv. A travers le regard d’une jeune journaliste venue enquêter sur l’histoire vraie d’une Israélienne convertie à l’islam, on fait la découverte d’un l’espace-temps singulier, guidés par une parole incessante qui nous plonge, pour peu qu’on se laisse porter par le courant du film, dans un état de semi-transe. Conversation avec Amos Gitaï autour de cette curieuse expérience.

Votre mise en scène dans ce film propose une plongée, puis une immersion, physique, presque sensorielle, dans un décor, celui de cette communauté du sud de Tel Aviv…

Je comprends et j’apprécie ce que vous dites, mais je ne peux pas dire que c’était mon intention initiale. Il est difficile de présenter un film en lien avec les problématiques du Moyen-Orient sur un territoire étranger. Certains films tournés en Israël sont initiés par un sentiment de citoyenneté et d’architecture et non nécessairement de cinéma. Franchement, je suis de moins en moins intéressé par le cinéma, car il y a de moins en moins de gens qui, pour moi, ouvrent des portes sur des choses que je n’ai jamais vues jusqu’alors. Je crois que le terrain du cinéma, en général, est un peu intoxiqué aujourd’hui. Je me sens un peu comme il y a trente ans, quand j’ai décidé de ne pas devenir architecte, après neuf ans d’études dans le domaine (d’abord en Israël, puis à Berkeley, où j’ai fait un doctorat). Je n’adhérais pas à ce qui se construisait beaucoup à la fin des années 1970 et je ne voulais pas faire le design des hôtels Hilton, des musées ou des aéroports. Je trouvais le cinéma plus ouvert. Mais moins aujourd’hui. En tant que cinéaste israélien d’aujourd’hui, face à l’usage continuel de la violence, face à l’intoxication des spectateurs par les images, j’avais envie d’un projet à contre-courant, de montrer une petite oasis, sans être angélique,
où des Israéliens et des Palestiniens savent coexister. Il me fallait donc trouver une forme, un point de vue. J’ai conçu ce film comme un pont, avec deux points d’appui, au début et à la fin. C’est aussi un contrat avec le spectateur : je vous emmène avec moi, voulez-vous me suivre ou changer de salle ? Je montre la direction. Et je suis heureux si vous acceptez de « plonger » avec moi, comme vous dites !

C’est sans doute un point de vue excessif, mais il y a dans le processus filmique d’Ana Arabia quelque chose qui invite à la transe, qui se situe au-delà du réel et flirte avec un état second. Voyez-vous ce que je veux dire ?

Oui, absolument. Maintenant que j’ai fait plusieurs films, je me rends compte que faire un film est aussi une question d’humeur, d’état d’esprit. Je crois que les films où cette humeur est installée et perceptible sont ceux dont on se souvient par la suite. Un peu comme le son persistant du diapason que mon père me mettait à l’oreille quand j’étais petit et que j’essayais d’apprendre le violon. Si la tonalité vous reste à l’oreille, cela signifie que le film est réussi. Si vous prenez L’Évangile selon saint Matthieu de Pasolini, Comme un torrent de Minnelli ou Rusty James de Coppola, vous avez affaire à des tonalités très fortes. Avec Ana Arabia, j’ai essayé d’installer une tonalité. Vous avez raison lorsque vous dites qu’on ne sait pas si ce qu’on y voit est réaliste ou relève du rêve, de l’hallucination. L’on suit cette jeune femme, un peu distante, vêtue comme une jeune femme de son temps à Tel Aviv et qui n’essaye pas de s’immerger dans cette communauté. La distance qu’elle instaure permet à chaque personnage de rester à sa place.

Le personnage qu’incarne l’actrice Sara Adler dans le film a quelque chose d’un personnage de conte. Il y a notamment cette séquence où elle arrache des herbes, entourée de verdure : il s’y trame quelque chose d’indicible, comme si vous filmiez l’état intérieur de cette actrice…

Vous mettez votre doigt au bon endroit, car c’est la raison pour laquelle j’ai choisi Sara Adler pour le personnage central de mon prochain film. Oui, Sara a quelque chose, un univers intérieur très fort. Elle n’est pas du tout une actrice standard. Quand j’ai travaillé avec Jeanne Moreau sur Plus tard tu comprendras, j’avais remarqué la même chose chez elle. Je crois que la meilleure situation pour travailler avec un acteur ou une actrice est lorsqu’il ou elle prend le film comme prétexte pour chercher quelque chose qu’il ne connaît pas. Le film devient une excuse pour cette quête. Et je crois que c’est le meilleur état d’esprit qu’il puisse y avoir pour un réalisateur. Vous choisissez un sujet pour découvrir quelque chose en l’articulant. Si un acteur cherche à faire un numéro pour montrer ce qu’il sait faire, c’est très limité. Quant à Sara Adler, il y a quelque chose de spirituel qui émane d’elle, en effet.

Cela lui confère une vraie présence à l’écran…

Oui, parce que la caméra est une sorte de rayon X. Elle est un révélateur.

Le vent, l’air sont des éléments très présents dans Ana Arabia, de même que les différentes textures dont sont faits les murs, les habitats… Votre mise en scène les effleure, les touche presque…

Cela est renforcé par le fait qu’il s’agit d’un plan-séquence, donc sans coupes. Je n’utilise pas le montage comme outil de manipulation. Cela donne donc un sentiment de continuité dans l’espace et le temps. C’est aussi pour cela qu’on a tourné le film un après-midi, pour qu’on puisse ressentir subtilement le changement de lumière. L’éclairage devient de plus en plus monochrome et sombre.

Dans quel contexte avez-vous écrit ce film ?

Je ne sais pas vraiment. J’ai le privilège de pouvoir décider quand j’ai envie de tourner un film. Ana Arabia est comme une histoire d’amour : vous ne la préméditez pas, elle arrive. C’est un grand plaisir.

Choisissez-vous vos projets à l’instinct ?

J’essaie de suivre mes intuitions. Parfois, mes intuitions sont à contre-courant du marché ! Mais je me sens bien dans ce processus.

Écrivez-vous à la main ?

J’écris à la main, puis je parle à Marie-José Sanselme, ma coscénariste, qui est plus disciplinée que moi pour écrire à l’ordinateur. Nous dialoguons, mais pour moi, le processus d’écriture n’aboutit pas nécessairement à un scénario. Mes collaborateurs peuvent en attester : il faut toujours réinterpréter ce qui est écrit, le script est en perpétuel changement, jusqu’au mixage ! J’aime ce processus d’artisanat perpétuel qu’est le cinéma.

Que lisez-vous en ce moment ?

Je relis Chronique d’une mort annoncée de Gabriel García Márquez. C’est très beau et le titre va bien avec mon prochain projet qui a un rapport avec l’assassinat de Yitzhak Rabin.

Écoutez-vous beaucoup de musique ?

Pas tant que ça. J’aime la musique instrumentale. Je n’aime pas trop l’opéra. Et de temps en temps, j’écoute de vieux enregistrements d’Eric Clapton. Et Bach.

A quoi ressemble votre bureau ?

J’aime l’espace. J’ai fait le design des endroits où je vis. Je n’aime pas trop les portes. Mon bureau est une pièce octogonale, avec une grande fenêtre, un bureau juste devant, un écran, et l’endroit où je m’installe le plus souvent est une très longue table basse en chêne foncé, avec un canapé mi-sofa, mi-banc, avec derrière moi, une étagère de livres. Je n’aime pas trop les murs couverts de tableaux. Les miens sont plutôt blancs.

Avez-vous un mur d’inspiration ?

Non, j’ai des photos et des livres posés sur ma table basse. Et à portée de main, un livre de l’excellent architecte finlandais Alvar Aalto.