Le sang de l'effort

Depuis toujours, cinéma et sport vivent des relations étroites avec la volonté de restituer l’instant du dépassement de soi et la ferveur qui l’accompagne. À l’occasion de la sortie de Rush de Ron Howard, retour sur cinq films majeurs, documentaires et fictions : un parcours subjectif qui débute au Stade Olympique de Berlin avec les JO de 1936 et se termine dans le même stade, 70 ans après, le 9 juillet 2006.


 


LES DIEUX DU STADE

de Leni Riefenstahl (1936)


Il reste difficile de parler de Leni Riefenstahl. Rien que le nom de l’actrice et cinéaste allemande, disparue en 2003, reste porteur d’une charge à jamais négative. Repérée par Adolf Hitler dans son premier long-métrage, La Lumière bleue, elle s’est vu confier dès 1933 la réalisation de La Victoire de la foi (Sieg des Glaubens), puis l’année suivante Le Triomphe de la volonté (Triumph des Willens), malheureusement l’un des plus efficaces documentaires de propagande jamais réalisés. À partir de là, une forte suspicion plane légitimement sur Les Dieux du stade (Olympia), le film qu’elle a tourné à l’occasion des Jeux Olympiques de Berlin en 1936. On serait cependant tenté de la croire de bonne foi quand elle affirme qu’elle n’a accepté de couvrir cette manifestation qu’à partir du moment où elle avait obtenu la garantie d’une totale liberté, à savoir loin des directives du Parti Nazi, financeur exclusif de l’opération. À revoir ce documentaire aujourd’hui, on mesure les risques de son entreprise : bien sûr, Hitler est en bonne place, les athlètes allemands aussi, mais avec une équipe constituée de 300 personnes dont 40 cameramen et un montage qui a duré 18 mois – et bon nombre de scènes rejouées –, on lui accorde bien volontiers de n’en avoir fait qu’à sa tête : travellings ralentis ou accélérés, angles de prises de vues démultipliés et contre-plongées audacieuses. Certains objecteront que tout cela s’inscrit dans une vaste opération de séduction, avec l’affirmation du culte du corps et de l’effort. Mais d’autres admettront qu’en plus des exploits sportifs, notamment ceux de Jessie Owens dont la figure rayonnante apparaît dans tout son éclat, ce que cherche à magnifier Leni Riefenstahl, c’est bien la dramaturgie du sport, par-delà les idéologies et les rancœurs manifestes.


RAGING BULL

de Martin Scorsese (1980)
avec Robert De Niro, Joe Pesci et Cathy Moriarty


Dans un film, il arrive rarement que tout soit contenu dès le générique, et pourtant dans Raging Bull, dès les premières mesures du grand Intermezzo symphonique de l’opéra Cavalleria Rusticana, on situe l’extrême violence de la tragédie qui se noue. Au-delà de son sujet, l’ascension et la chute du boxeur Jake LaMotta, le « taureau du Bronx », le film contient sa part de légende restituée à l’envi avec, au choix, les 30 kilos pris par Robert De Niro, des combats chorégraphiés avec une précision absolue ou la scène dans laquelle Jake accuse son frère d’avoir couché avec sa femme – « You fuck my wife? ». Le générique, pourtant, raconte autre chose : l’instant d’avant le combat. Sur le ring, nulle fuite n’est possible, le boxeur s’échauffe dans son peignoir léopard et combat un adversaire imaginaire ; Jake LaMotta ne s’en doute pas, mais les coups de poing qu’il assène, il se les donne à lui-même. Tout comme en prison quand, arrêté pour détournement de mineure, il frappe les murs de sa cellule. « I’m the boss », hurle-t-il en accélérant la fréquence des coups donnés. Il le sait désormais, son destin est scellé. Comme Virginia Cherrill dans Les Lumières de la ville, « avant il était aveugle, et à présent il voit ».


WHEN WE WERE KINGS

de Leo Gast (1996)
avec Mohamed Ali, George Foreman, George Plimpton, Norman Mailer, Spike Lee


Pour la première fois de sa vie, Mohamed Ali connaît la peur. Il a face à lui une machine à combattre, froide et implacable : George Foreman. Ali s’est préparé pour ce combat annoncé comme le plus grand événement sportif de tous les temps. Surtout, il a su rallier un peuple tout entier. « Ali boma ye », scandent les gamins zaïrois qui le croisent : « Ali, tue-le ». En challenger, Ali défend leur fierté face à Foreman qui a commis la maladresse de descendre d’avion avec son berger allemand, le chien de l’oppresseur belge. Ali le sait, ce combat est le sien. Non seulement dans sa quête insensée d’un nouveau titre de champion du monde, mais aussi dans l’affirmation de ce qu’il est : un homme libre. Aux journalistes, il promet de danser. Mais le moment venu, le 30 octobre 1974, dans le stade comble du 20 Mai à Kinshasa, il vit un cauchemar. La puissance de Foreman est dévastatrice. Les journalistes présents, ont George Plimpton ainsi que l’écrivain Norman Mailer, pensent le match perdu. When We Were Kings, le magnifique documentaire de Leo Gast capte ces images saisissantes : exit les discours d’avant match, le moment est là. D’une seule voix, le public scande « Ali boma ye », mais Ali n’en fait rien, il se laisse pousser dans les cordes, encaisse, encaisse encore, et tente des droites désespérées. Foreman est fort, mais tout comme Ali, il est livré à lui-même, face à sa propre destinée. C’est sans doute cela la morale du film : exploit sportif ou échec, au final il reste des hommes qui cherchent à vivre, seuls ou ensemble, comme dans le poème qu’Ali improvise à l’occasion d’un discours à Harvard devant un parterre d’étudiants : me, we (« moi, nous »).


ZIDANE, UN PORTRAIT DU XXIE SIÈCLE

de Douglas Gordon et Philippe Parreno (2006)
avec Zinédine Zidane


Le cinéma est narration, mais il est aussi motif. D’Alain Resnais à Michael Snow, nombreux sont ceux qui ont cherché à s’attacher à la forme plus qu’au récit. Dans le cas des artistes Douglas Gordon et Philippe Parreno, la démarche paraissait évidente. Ce qui l’était moins en revanche, c’était le choix du motif lui-même : Zinédine Zidane. À l’occasion d’un match de championnat, Real Madrid-Villareal, le 23 avril 2005, les deux artistes ont placé dix-sept caméras autour du stade, dont deux munies des plus puissants téléobjectifs du monde, dans une démarche conceptuelle, à vocation hautement plastique. Le but ? Suivre chaque déplacement, chaque mouvement, chaque geste de la star mondiale du football, un an avant sa retraite. Le déroulement du match n’est perçu qu’à travers son regard ou la clameur du public. L’exercice a pu paraître vain, et les malentendus ont été multiples, notamment du côté des amateurs d’art, mais il se crée quelque chose de véritablement obsédant. D’un point de vue plastique, bien sûr, mais aussi d’un point de vue narratif. Pour qui a joué au football une fois dans sa vie, les distances, la durée, tout cela est familier. Ce qui l’est moins, en revanche, c’est l’étrange solitude du joueur ; il a beau être entouré de ses coéquipiers, il est dans une quête permanente de l’instant : l’instant du toucher, l’instant du succès. Le titre nous renseigne, Zidane, Portrait du XXIe siècle ; l’absence de déterminant laisse entendre qu’il s’agit d’ “un” portrait de Zidane au XXIe siècle, mais il suggère aussi que ce portrait-là, celui de Zidane, est “le” portrait du XXIe siècle. Dans le sens où la quête du joueur est la nôtre : noble, vertueuse, sans cesse inassouvie et parfois désespérée.


SUBSTITUTE

de Fred Poulet et Vikash Dhorasoo (2006)


Il est assez étonnant de constater que Substitute, coréalisé par Fred Poulet et Vikash Dhorasoo, est le pendant du film Zidane, Portrait du XXIe siècle, présenté à Cannes quelques mois avant la Coupe du Monde de football 2006 : si Zidane n’est vu que sur le terrain avec des moyens techniques considérables, Vikash Dhorasoo, lui, ne nous montre que ce qui se passe en dehors, muni d’une simple caméra super-8. Ils ont cependant en commun d’écarter la narration, à cette différence près que Fred Poulet n’est pas, bien sûr, de savoir ce qu’il cherche à la base. Ce qu’il obtient, en revanche, est tout simplement magnifique : l’incompréhension grandissante du remplaçant qui plonge progressivement dans une profonde mélancolie. On partage sa frustration ; les matchs, on les vit sur le même mode que lui – lui, il n’y participe pas ; nous, on ne les voit pas –, et comme lui, on n’arrive plus à se réjouir du parcours de l’équipe de France, finaliste du Mondial. On attend l’instant libérateur, ces moments où il cherche Fred Poulet, que ce soit sur le site de l’hôtel ou dans le stade, conscient que son projet personnel se situe désormais ailleurs, loin du terrain. Dans un monologue saisissant, il refuse d’admettre qu’il est en train de renoncer lui-même, tout en sachant qu’il renonce malgré tout. Ce passage à l’acte, inconscient, du sportif vers le créatif, reste unique en son genre, et fait de ce long-métrage intimiste un beau film existentiel.

Par Emmanuel Abela