La saga Shokuzai

Onde de choc

La saga Shokuzai du Japonais Kiyoshi Kurosawa a investi les écrans français le 29 mai et le 5 juin derniers, distribuée par la jeune société Version Originale Sous-Titrée. Sortis sur 40 copies, les deux volets ont réuni plus de 50.000 spectateurs à ce jour et s’apprêtent à circuler tout l’été dans plus de 300 cinémas. Retour sur ce feuilleton singulier, initialement destiné au petit écran.

Quatre fillettes sont les témoins du viol et du meurtre d’une camarade de classe. Incapables de se souvenir du visage de l’agresseur, qu’elles ont pourtant vu de près, elles s’attirent la colère de la mère de la victime, qui leur promet une vie de malheur et de pénitence. Quinze ans plus tard, l’enquête n’a pas abouti. Que sont devenues les filles ? Tel est l’intrigant point de départ du nouveau film de Kiyoshi Kurosawa, dont les thèmes et la forme font écho à son chef-d’œuvre, Tokyo Sonata, histoire chaotique, mais non sans espoir, d’une famille en déliquescence. Le cinéaste japonais s’était fait connaître en France grâce à ses films de fantômes, avant de réaliser Tokyo Sonata. Couronné dans de nombreux festivals, dont la section Un Certain Regard à Cannes en 2008, le film ne permit pourtant pas à Kurosawa de trouver au Japon le moindre financement pour ses projets ultérieurs. Cinq longues années plus tard, c’est par le biais de la télévision, où il a débuté, que le réalisateur de Kaïro et Rétribution, faisait son grand retour derrière la caméra. Car Shokuzai est d’abord une série télévisée, diffusée au Japon en cinq épisodes début 2012, avant d’être remontée pour le cinéma à l’occasion de la 69e Mostra de Venise, la même année. « Reconditionné » serait un terme plus approprié. Car, en guise de remontage, le cinéaste s’est contenté de redécouper l’œuvre en deux parties, préservant même en leur sein l’intégrité de chaque épisode. Le premier film, Shokuzai – Celles qui voulaient se souvenir, contient le prologue et les deux premiers chapitres. Shokuzai – Celles qui voulaient oublier rassemble les trois derniers.

Mais les deux sous-titres sont trompeurs. Kurosawa s’intéresse à peine à l’enquête policière. L’oubli ou le souvenir ne constituent pas ici les enjeux d’un thriller à la Hitchcock, ni ceux d’une révélation, comme dans Les Frissons de l’angoisse ou Blow Up. Le cinéaste préfère se concentrer sur cette « pénitence » (shokuzai en japonais) imposée par la mère. Formellement, Kurosawa ne se détache jamais de l’atmosphère étrange et oppressante qui imprégnait ses films fantastiques, comme en atteste son travail sur la lumière et les décors (notamment le commissariat en travaux du dernier épisode). Pourtant, aucun argument surnaturel n’intervient ici, alors que l’histoire s’y serait fort bien prêtée. Ce n’est pas la malédiction lancée par cette mère affligée qui vient expliquer le destin souvent tragique des quatre fillettes devenues adultes, mais l’événement lui-même, le traumatisme lié à ce meurtre primitif. Chaque chapitre, successivement consacré à chacune des protagonistes, permet au cinéaste d’aborder ses thèmes fétiches, comme la famille ou les conventions sociales, mais aussi de poser la question de la culpabilité, c’est-à-dire du poids du passé dans l’existence de chaque individu. L’une des filles, devenue institutrice, se révèle surprotectrice avec les enfants. Une autre n’a jamais eu ses règles. Restée petite fille, elle deviendra, littéralement, le jouet d’un individu encore plus perturbé qu’elle. La troisième se méfie des hommes et de la séduction. La dernière tente de ravir à sa sœur son mari policier – figure rassurante entre toutes.

Kurosawa tire en fait prétexte du fait divers pour signer cinq portraits de femmes dans le Japon contemporain. La mère (interprétée par Kyôko Koizumi, déjà maman, mais très différente, dans Tokyo Sonata) est le seul lien entre les histoires successives. En outre, toute la dernière partie lui est consacrée. Le chef d’orchestre de l’intrigue, c’est elle. Ni la police, ni les filles, ni même les personnages masculins plus ou moins lâches, plus ou moins inquiétants, qui gravitent autour d’elles, n’ont prise sur les événements. Malgré la forte unité stylistique qui irradie le film tout au long de ses quatre heures et demie, Kiyoshi Kurosawa marque chaque chapitre d’une touche qui lui est propre. Le premier, le plus inquiétant, le plus imprévisible aussi, flirte avec le thriller horrifique. A travers l’accablante représentation des réunions parents-professeurs dans une petite école primaire, le deuxième penche vers la critique sociale. Le troisième, sans doute le plus proche des thèmes fantastiques chers au cinéaste, sème le doute jusqu’à un dénouement grotesque que n’aurait pas renié Takashi Miike, l’outrance en moins. Jusqu’alors sombre et désespéré, Kurosawa s’autorise un peu d’humour lorsque vient le moment d’aborder le destin de la dernière des quatre filles, la seule véritablement capable de tenir tête à la mère. Mais, si la cause de la malédiction nous est dévoilée dès le prologue, le cinéaste ne déroge pas à une règle majeure, canonisée par le Coréen Park Chan-wook dans Old Boy, en 2003 : son film repose bien sur la révélation d’un terrible secret, enfoui dans un passé plus lointain encore. Habile, parfois déroutant, Shokuzai ajoute une nouvelle pierre à l’œuvre d’un auteur brillant. Cette fois, ses compatriotes ne s’y sont pas trompés : Real, son nouveau long métrage, vient déjà de sortir au Japon.

Par Sylvain Mazars