The Square

Ainsi vivaient les hommes modernes

Christian, conservateur du grand musée d’art contemporain de Stockholm, est un humaniste du XXIe siècle. Il roule en Tesla, soutient des causes humanitaires et prépare une nouvelle exposition, « The Square », qui prône l’altruisme. Porté par des acteurs exceptionnels (Claes Bang et Elisabeth Moss notamment), drôle et perturbant, la Palme d’or 2017 est un joyau de modernité.

De sa projection à Cannes, on aura surtout retenu une séquence. Très vite surnommée « le passage du singe », elle aura choqué plus d’un spectateur, et agité les discussions sur la Croisette. Évidemment, cette séquence, qui nous montre un comédien jouer un peu trop bien un singe en rut ne laisse personne indemne. Mais ce n’est pas tant à cause de la violence de cette scène en soi, mais parce qu’elle tranche avec ce qu’on a pu voir dans The Square, jusqu’à présent. Nous sommes vers le milieu du film. En effet, jusque-là, le ton était plutôt léger et très drôle, traitant avec un humour fin mais piquant, et avec intelligence, des nouvelles mondanités des milieux culturels publics et subventionnés d’une grande ville européenne. Un humour de clin d’œil envers un milieu que Ruben Östlund, habitué des festivals de cinéma depuis The Guitar Mongoloid – prix FIPRESCI au Festival de Moscou 2004 – connaît bien. À certains moments, on a même l’impression d’être face à une farce, une comédie loufoque qui fait semblant d’être sérieuse.

Un style d’humour qu’on retrouve familièrement au début de cette fameuse séquence. Le directeur du musée fait un discours à l’assemblée des généreux donateurs, presque tous d’un âge canonique. Un discours qu’on l’a vu préparer avec ardeur, et qu’il fait semblant d’improviser. Sitôt le speech terminé, les vénérables têtes blanches s’agitent comme à l’ouverture des soldes : c’est l’heure du buffet. Le chef cuisinier s’agace : il liste avec fierté ses plats et on ne l’écoute pas. Tatoué, aux faux airs de chef de gang, il parle plus fort et impose son autorité. Alors, comme des enfants à une sortie scolaire, de peur que le mono ne s’énerve, les mécènes se taisent et écoutent. Puis calmement, rejoignent les tables du buffet.

Le ton est donné : le sourire aux lèvres, on est prêt à embarquer, comme on l’a fait jusqu’à présent de séquence en séquence dans cette joyeuse et gentille taquinerie. Ainsi, quand l’arrivée d’un comédien interprétant un primate est annoncée par le directeur, on s’amuse. Comme le comédien commence à lancer quelques hurlements et regards d’animal, on rit du décalage – à l’instar de l’assemblée. Et puis, doucement, la performance va de plus en plus loin, et s’éternise bizarrement. On fronce les sourcils. Comme les invités au repas, on a envie de se lever de son siège, de se révolter. Mais comme eux, on ne fait rien. Car nous aussi, nous assistons à un spectacle. Tout cela n’est qu’une représentation. Jusqu’à ce qu’une ligne rouge soit franchie, forçant les invités à réagir, à mettre fin, collectivement et par la force, au spectacle. Enfin. Une séquence terrible, incroyablement dérangeante, et qui pousse à la suffocation. Une séquence géniale. On aura rarement vu la notion de spectacle, de représentation, aussi finement interrogée. Car jusqu’au bout, les spectateurs ont essayé de s’accrocher à leur siège, se convaincant qu’ils sont face à un désagréable spectacle. Mais que peut-on se permettre, qui ne soit rendu tolérable par l’acte de représentation ? Jusqu’où peut-on aller dans le spectaculaire ? Malin, Ruben Östlund ne donne pas de réponse, mais nous invite à nous interroger. Et c’est justement parce que l’on est mal à l’aise que l’on s’interroge. Si la scène était plus courte, moins dérangeante, peut-être n’aurait-on presque rien ressenti. Et on l’aurait laissé partir, cette scène, sans y réfléchir, passant à autre chose. Mais ici, comme une œuvre d’art, The Square marque les esprits.

Hashtag Guy Debord

On pourrait filer la métaphore, et se demander s’il n’est pas là, le vrai sujet de The Square. La société du spectacle, version ultramoderne. Un monde infini de représentations, dans les lieux de culture comme à travers nos écrans de téléphone, dont nous restons les spectateurs passifs, à moins qu’un grand mouvement de foule ne fasse interrompre le spectacle. Au final, le nouveau monde spectaculaire, tel que décrit par Östlund, aussi libéral puisse-t-il être, brise l’individu, le soumet au bon vouloir du groupe, à la masse du buzz et du bad buzz. Celui qui élève et celui qui achève – nouveaux dogmes dont seront victimes les personnages de The Square. La seule fois que Christian, le personnage principal, décidera de prendre une décision individuelle pour son seul désir solitaire, récupérer son portefeuille volé à l’arraché dans la rue, sa méthode sera groupée, ciblant un nombre important d’innocents pour toucher le coupable. Dans un monde de mails groupés, de liste d’amis et de followers, rien de plus normal que de s’adresser au groupe. Et pourtant les conséquences en seront tragiques.

Hic et nunc

The Square appartient à cette lignée de films, fascinés par les gros plans sur les visages et les écrans, soignant leur esthétique numérique, restituant avec fidélité le monde ultra-contemporain et la manière dont on le vit. D’une certaine manière, il appartient à ce nouveau courant artistique inconscient, entre Happy End de Michael Haneke, Billy Lynn d’Ang Lee ou Toni Erdmann de Maren Ade. On y retrouve les mêmes échelles de plans, la même lumière, les mêmes mouvements de caméra. Un cinéma numérique, HD, et directement contemporain. The Square en est un exemple parfait. À l’inverse d’un film à thèse, il se donne comme une matière abrupte et riche sur notre époque contemporaine. Et, impressionnant numériquement notre monde actuel, restera peut être aussi dans le temps comme un grand film historique.