Roma, trois scènes d’un chef-d’œuvre

En gros plan

Roma, récit autobiographique proustien, intime et politique, inspiré de l’enfance d’Alfonso Cuarón, est le travail d’un grand cinéaste. Chaque séquence, chaque plan du film relève d’un éblouissant et complexe travail de réalisation, de cadre, de lumière, d’espace, de décor, de personnages, de montage.

1 . Le générique ou la révélation photographique

 

C’est ainsi qu’est la mémoire. Floue, effacée, incertaine. Il n’y a jamais de souvenirs exacts. Tout passé toujours est recomposé, reconstitué, réinventé. Quand commence Roma, temps retrouvé de l’enfance d’Alfonso Cuarón, ramenée au présent par un méticuleux travail qui est allé jusqu’à l’utilisation de la plupart du mobilier familial de l’époque, les années 1970, le lieu est indistinct. On ne voit rien encore de la maison familiale qui sera le lieu central du récit. Rien de la topographie de cette maison du quartier de Roma, à Mexico.

Le long plan-séquence du générique a lieu dans un couloir, ou ce qu’il en semble, lavé à grande eau. Ce travail dure longtemps, il est méticuleux, appliqué, répétitif, il sent la sueur domestique. Mais la caméra n’est pas encore attachée au visage de son héroïne, Cléo (Yalitza Aparicio), la bonne indigène de la maison. La caméra est fixée sur ces eaux sales, dont le mouvement brouille tout reflet.

Pour la première fois, Alfonso Cuarón est son propre directeur de la photographie. Son image et sa lumière, dans la vieille école d’un noir et blanc sublime, sont précisées par un tournage en numérique et 65 mm – celui qui permet le tirage en 70 mm pour le grand écran, avec ses détails uniques.

Le metteur en scène arrête son générique d’ouverture comme s’il réinventait, d’un procédé magique, la révélation photographique. À la surface de l’eau inondant le sol se révèle l’image spéculaire du ciel. Un avion passe. Il n’y a plus de flou, tout est net, l’image enfin fixe les choses et Roma, en ce lieu nettoyé, peut commencer sa fiction mémorielle.

2. La scène du garage ou le glissement de genre

 

Après le générique de Roma et le tour de magie photographique de sa dernière image, l’inventivité d’Alfonso Cuarón transcende une autre séquence en apparence triviale. La scène tient en quelques mots : une voiture rentre dans un garage ou ce qui en fait usage, ce couloir large (en réalité une cour carrelée) qu’un peu plus tôt le générique ménager lavait à grande eau. La voiture est large, mais le couloir pas assez pour qu’on s’y gare facilement : il faut manœuvrer avec habileté, faute de place.

De cette manœuvre et de sa difficulté, le cinéaste mexicain fait un grand cinéma, filmé et monté d’une manière qui fait imperceptiblement glisser le genre de son film, l’installant dans une sombre et inquiétante étrangeté. L’entrée de cette voiture réalise l’entrée d’une menace dans la maison.

La voiture est une américaine luxueuse, haut de gamme : une longue Ford Galaxie 500 noire, avec son acier chromé ostentatoire. Elle entre dans le garage, tous phares allumés. Cléo et une autre domestique, Adela, ouvrent la porte, il faut tenir le chien Borras, les enfants apparaissent sur le perron de la porte, la mine réjouie, ils crient « Papa ! ». On ne voit pas le patriarche dans la voiture. Il n’y a que le véhicule qui fait face, la lumière de ses phares traçant un faisceau éblouissant. La caméra va et vient entre l’intérieur et l’extérieur de la voiture. La radio joue le tourbillon de la Symphonie fantastique de Berlioz à tue-tête. La voiture frôle les murs, le rétroviseur chromé s’y cogne. Alfonso Cuarón gère cette entrée dans une succession de gros plans, dedans et dehors : sur le volant, sur le levier de vitesse que l’on change, sur le pied qui écrase le frein, sur la cigarette dans la main ou qu’on écrase dans le cendrier, sur les roues qui écrasent les excréments du chien, sur les phares, sur l’avant du véhicule. La calandre de la Ford noire avance, lentement, occupe tout l’écran et se transfigure, dans l’œil du grand angle, en une chose monstrueuse.

3. La scène du cinéma ou la condition de la descendance

 

Roma suit la vie de Cléo, jeune femme indigène, au service de la famille dont elle est comme l’un des membres, malgré sa condition sociale différente. La vie de Cléo est une vie de domestique et de nourrice, mais aussi de jeune femme amoureuse. Avec son amoureux, Cléo va au cinéma. C’est une scène comme on en voit souvent au cinéma : du cinéma dans le cinéma et des gens qui s’aiment qui regardent des films.

Cette mise en abîme et cette situation sentimentale classique se déroulent pendant une séance de La Grande Vadrouille (1966) de Gérard Oury la première fois, puis des Naufragés de l’espace (1969) de John Sturges la seconde fois.

Ces citations contemporaines de l’époque du film inscrivent Roma dans son temps, le présent de l’enfance d’Alfonso Cuarón, qui a notamment vu et revu Bourvil et de Funès à cette époque. Elles inscrivent aussi le cinéaste dans ses jeunes années de spectateur, sa formation, son éducation. Il est le descendant d’une histoire.