Carnivores

Le complexe fraternel : cherchez l’intrus

Produit par les frères (Dardenne), les Renier (Jérémie et Yannick) mettent en scène le couple fraternel, dans un thriller psy, lacanien à mort.

Asseyez-vous sur le divan. Jérémie Renier a plusieurs fois joué un frère ambigu et problématique. L’âme en double dans L’Amant double de François Ozon, d’instinct fratricide dans Nue propriété de Joachim Lafosse, qui le réunissait, ou plutôt le confrontait à l’écran, avec son frère de la vraie vie, le brun Yannick Rénier. Dans le Ozon, le blond Jérémie renvoyait une image spéculaire diffractée, dans le rôle d’un psychothérapeute pervers et de son jumeau machiavélique. De l’analyse clinique à l’analyse de cinéma, il n’y a pas loin.

Carnivores de Yannick et Jérémie Renier. Copyright Laetitia de Montalembert.

Pour leur première réalisation, Jérémie Renier et son frère Yannick vont intéresser la psychanalyse autant que le cinéma. Les deux frères comédiens mettent en scène deux sœurs, qui sont actrices de cinéma. L’une apparaît en pleine lumière, star surexposée et névrosée du cinéma d’auteur, c’est Zita Hanrot, l’autre se tient dans l’ombre, attendant, espérant obsessionnellement un grand rôle qui ne vient pas, c’est Leïla Bekhti. En dépit de cette humiliation narcissique, de l’expérience douloureuse de la frustration, toute rivalité paraît absente de cette relation fusionnelle, à l’hostilité masquée par un amour sans question : toute pulsion agressive semble sublimée en tendresse, bienveillance et dévotion réciproque. Il n’y a aucune jalousie apparente, exacerbée jusqu’au désir de mort.

Mais les Renier ne pouvaient appeler leur film Carnivores sans raison, faire mentir l’annonce programmatique de ce titre : l’une finira bien par dévorer l’autre, comment raconte l’histoire qui étire d’abord l’ambiguïté de la relation sororale. Entre celle qui exerce sa domination et l’autre qui s’y soumet, la plus asservie n’est évidemment pas celle qu’on croit. Le thriller psy a besoin de suspense, il est suffisamment ménagé pour surprendre.

Carnivores de Yannick et Jérémie Renier. Copyright Laetitia de Montalembert.

On pourrait s’employer à débusquer la fictionnalisation par les deux Renier, de leur propre couple fraternel. Mais cette lecture autobiographique est casse gueule, faute de les connaître, et aussi parce qu’ouvrir un grand bazar avec tout un fatras psy à deux balles, ça n’est pas sérieux. Les frères parlent aussi d’eux, peut-être mais ils intéressent d’abord par le questionnement lacanien que leur récit met en jeu. Où il s’agit de gagner sa place sur l’autre sous peine d’être anéanti.

Plus encore que les références évidentes à la légende biblique du fratricide de Caïn sur Abel, ou à la tragédie du récit mythologique d’Etéocle et Polynice, enfants incestueux d’Œdipe qui s’entretuent, Carnivores met habilement en scène le « complexe fraternel » exposé par Lacan. Où le frère est l’intrus, digne d’amour comme de haine. Zita Hanrot et Leïla Bekhti jouent à merveille de cette psychose dévastatrice.