The Disaster Artist

Il veut faire un film

Film culte pour quelques communautés de fans, The Room fascine tant pour la maladresse absolue de sa mise en scène, l’étrangeté de son scénario et la personnalité de son réalisateur, Tommy Wiseau. Peu avenant et bizarre, Tommy Wiseau est à l’honneur de The Disaster Artist, le livre romancé du making of de The Room signé par son meilleur ami et acteur du film Greg Sestero, adapté au cinéma par James Franco – qui en fait le prétexte d’une métaphore hollywoodienne, dans la lignée de Sunset Boulevard ou Mulholland Drive.

Illustre inconnu pour certains, icône guignolesque et fantasque pour d’autres, Tommy Wiseau traîne avec lui sa légende, comme trainent sur le macadam crasseux les trop longues robes des stars hollywoodiennes. Accent étranger mais à l’origine inconnue, date de naissance qui change selon les interviews, look improbable (cheveux longs et sales, multiples ceintures, lunettes de soleil) Tommy Wiseau est ce qu’on appelle un “personnage“, et un sacré. De ceux, vaguement méprisables, qu’on croise souvent mais qu’on oublie, quelque part entre le punk à chien, le gothique du collège et l’oncle vieux garçon. Sauf que Tommy a quelque chose en plus. Il a de l’argent. Beaucoup d’argent. Une fortune aussi considérable que son origine est mystérieuse. Et un rêve : devenir acteur. Après avoir écumé vainement tous les castings de Los Angeles avec son meilleur ami Greg Sestero, rencontré à un cours de théâtre, Tommy décide de produire, écrire et réaliser son propre film qui le mettra en vedette : The Room.

Doté d’un budget conséquent de 6 millions de dollars, The Room est un nanar monumental, une leçon de mauvais goût, et un drame romantique à la fois simpliste et incompréhensible, qui s’enlise dès les premières minutes (et ça dure 1 heure 39 !). Un ratage tellement spectaculaire que le film devient culte auprès d’une communauté de plus en plus grande d’aficionados.

The Disaster Artist de James Franco. Copyright Justina Mintz / A24 / New Line Cinema.

Les communiants

Une communauté bien présente à Paris, comme le prouvent les deux projections de The Room présentées par Tommy Wiseau et Greg Sestero dans un Grand Rex plein à ras bord, balcon et orchestre (2700 places). Placés sous le haut patronage du site nanarland.com et co-organisés par Carlotta Films, par les youtubers cinéma (mais sur Dailymotion) Chroma, et par le ciné-club Panic Cinéma, ces événements sont ceux d’une nouvelles cinéphilie, héritière des lecteurs de Mad Movies, mais élargie par Internet. Des cinéphiles jeunes, mais pas trop (la quasi intégralité des spectateurs de ces soirées avaient entre 25 et 30 ans), qui adorent regarder des films qu’il connaissent par cœur, qui aiment le cinéma américain des années 1980 et 1990, les films de série B., et les “nanars, mot moderne désignant ces films ratés mais sympathiques dont chaque maladresse est prétexte à fou rire. Leur cinéphilie est un océan de références et de clins d’œil, et tout peut devenir un gimmick.

Jetés de cuillères et de balles de baseballs dans la salle (en références à des scènes du film), exclamations diverses, une projection de The Room ne place pas le spectateur dans sa position habituelle, calme et silencieuse. Il faut les voir, ces spectateurs, pas passifs du tout, criant de tout cœur chaque réplique. Leurs idoles s’appellent John Carpenter, Robert Zemeckis, Kevin Smith, Roger Corman, et évidemment Tommy Wiseau. Ils ont découvert The Room sur Youtube, souvent sur des chaines de podcasteurs se moquant du film. Ils ont appris à en rire. Ils maîtrisent les références. Ils savent communier. Lorsqu’on est extérieur à cette communauté, il est difficile d’apprécier The Room, et d’y voir autre chose que juste un mauvais film.

The Disaster Artist de James Franco. Copyright Justina Mintz / A24 / New Line Cinema.

Miroir aux alouettes

Néanmoins, Tommy Wiseau reste un personnage fascinant. Et James Franco l’a bien compris. Du roman prolixe de Greg Sestero, racontant en détail la genèse du film culte de son meilleur pote (édité en France par Carlotta), Franco fait, dans son adaptation cinématographique, une métaphore de Hollywood. Et en cela, le film de James Franco n’est pas très éloigné du Mulholland Drive de David Lynch. Comme Naomi Watts, Tommy, interprété par Franco himself, est persuadé qu’en arrivant à Hollywood, il va devenir une star. Et comme l’héroïne de Mulholland Drive, il va vivre dans un premier temps une illusion – portée par le rêve chez Lynch, par l’argent chez Franco.

Tout chez Tommy est à l’opposé de la star hollywoodienne : au jeu naturaliste, il préfère un cabotinage expressionniste et grotesque, et surtout il ne ressemble à rien, c’est à dire à aucun potentiel personnage de film. Pourtant lui se voit comme un « authentique héros américain ». Et il semble même ne pas se rendre compte qu’il ne correspond pas du tout à ce canon, comme il semble ne pas entendre son accent est-européen ni voir son visage marqué d’homme d’une quarantaine année, lui qui raconte à tout le monde qu’il vient de Louisiane et qu’il a “à peu près“ le même âge que son meilleur ami Greg, 17 ans.

All American Hero

Greg, lui, a tout du héros américain. Il est jeune, grand, beau, sympathique. Il se fraye un peu plus facilement que Tommy un chemin dans la jungle hollywoodienne, mais à peine. Leur relation est improbable, illogique, mais étonnamment fonctionnelle et touchante. Tommy semble avoir besoin de ce miroir inversé de lui-même, comme Greg, un peu timide et vite découragé, a besoin de cette figure presque paternelle, qui n’a peur de rien et le force à tenter sa chance à Hollywood. Une filiation quasi familiale qui se retrouve étrangement dans les traits ressemblant malgré le maquillage des deux frères James et Dave Franco, qui jouent respectivement Tommy et Greg.

Dans sa deuxième partie, le film s’attarde particulièrement sur le tournage de The Room, détaillé par Greg Sestero dans son livre. James Franco creuse ainsi sous la surface du glamour hollywoodien, et plonge dans le marécage sans fin des productions semi-fauchées qu’on trouve partout à Los Angeles. Tommy ne connait rien en cinéma, mais pour quelques dizaines de milliers de dollars (augmentés en millions après un tournage qui s’éternise), le voilà à la tête d’un cast & crew prêt à consacrer des semaines entières à son mauvais scénario. Bien sûr, cette équipe ne réalise pas encore dans quoi elle s’est embarquée, et Franco prendra un malin plaisir à nous dévoiler étape par étape l’avancée de ce désastre qui suscite la fatigue et l’énervement des techniciens que Tommy, ne sachant comment se comporter autrement, réprime à la manière d’un dictateur odieux et stupide.

Tommy Wiseau, dans l’image que nous en donne Greg Sestero dans son livre, et surtout James Franco dans son film, est égocentrique, égoïste et méprisable, mais il est malgré tout touchant, par sa détermination et son humour quelque peu déconcertant, qui lui permet de mettre de la distance face à tout ce qui pourrait le toucher. Car en fin de compte, Tommy Wiseau, sous sa carapace de gros dur raté, mutique et mystérieux, est un clown triste. C’est un grand enfant, sans famille ou ami, à part Greg, souhaitant désespérément être apprécié, aimé, adulé, applaudi. Comme des centaines d’aspirants acteurs, réalisateurs, scénaristes, convergeant de partout aux Etats-Unis et du monde entier vers Hollywood. Et quand on entends les murs du Grand Rex trembler d’une standing ovation de 2700 personnes à l’issue de la projection de son film, The Room, on se dit que d’une manière ou d’une autre, Tommy Wiseau est devenu la star qu’il voulait être.