Her

Telle qu’elle

C’est une incroyable love story, entre un homme et son « operating system » à la voix féminine. Signée Spike Jonze, Her est une fable sur l’amour, la solitude, le partage, à la fois futuriste et éternelle.

Theodore Twombly travaille à belleslettresmanuscrites.com : il invente pour d’autres des mots célébrant une rencontre toute neuve, ou l’anniversaire de 50 ans de mariage. Il est très doué pour le job. Dans sa vie privée, c’est une autre histoire : séparé, inconsolable, il est seul. Un jour, il fait l’acquisition d’un système informatique hyper sophistiqué. Au lieu de lui lire ses mails et lui rappeler son agenda d’un ton monocorde, « Samantha » est programmée pour converser, répondre, anticiper… et évoluer. A son contact, Théodore devient un homme nouveau…

Theodore vit dans un monde si loin si proche, où le virtuel a pris une place prépondérante, où les ordinateurs écrivent sous la dictée, où personne ne se déplace sans son oreillette et chacun semble soliloquer. Ajoutons que Samantha n’a pas de corps, mais une tessiture à se damner et une intelligence qui ne cesse de croître au fil de leurs conversations. Certes, la mode vestimentaire est un peu décalée (tailles hautes pour les hommes) et Los Angeles, vidée de voitures, tissée de larges artères piétonnières qui s’enchevêtrent et se surplombent, est un brin plus déshumanisée que de nos jours (quoique…). Mais sinon, tout cela ressemble singulièrement à nos vies où, arrimé à son téléphone ou son ordinateur, on en oublie de regarder autour de soi. Tous connectés et, dans le même temps, totalement débranchés.

L’univers imaginé par Spike Jonze, qui écrit seul pour la première fois, est moins déjanté, mais tout aussi enthousiasmant que ceux de Charlie Kaufman, son scénariste de Dans la peau de John Malkovich et Adaptation. Il opte pour un décalage constant, mais ténu, et pour une poésie légère, romantique et vivifiante. Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? Et dames virtuelles, avez-vous des vertus insoupçonnées ? Ce n’est pas la première fois que le cinéma explore cette veine – porte-clés dans I Love You de Marco Ferreri (1985) ; poupées gonflables dans Grandeur nature de Luis Garcia Berlanga (1974), Une fiancée pas comme les autres de Craig Gillespie (2007) ou Air Doll de Hirokazu Kore Eda (2010), en passant par les relations virtuelles des « geeks » de Denise au téléphone de Hal Salwen (1995) –, mais le propre des artistes est de donner à leurs idées vieilles comme Hérode des habits tout neufs.

Les capacités évolutives de Samantha sont inépuisables (composer une mélodie au piano, se prendre de passion pour les sciences). Et la beauté et la force de Her tient dans l’immatérialité absolue de l’objet de désir, qui est et reste une voix. Scarlett Johansson est d’une « présence » ébouriffante et son timbre grave, sexy, évocateur, ouvre l’imaginaire. Joaquin Phoenix lui donne la réplique et investit tout l’espace avec cette énergie lymphatique qui n’appartient qu’à lui, mais qu’il renouvelle ici sans s’autoparodier.

Dans des couleurs passées, des teintes sépia beige et marron rehaussées de taches rouges, la caméra fluide, amoureuse, suit les déambulations de Theodore pour mieux cerner son cœur. Une lumière jaune, parfois surexposée, transmet l’éblouissement de toutes ces choses vues avec un œil neuf lorsqu’on est deux à les regarder. Naïf ? Sans doute : comme dans cette scène ou Theodore court comme un fou, entraînant Samantha (via l’œilleton de son téléphone) dans une sarabande endiablée, riant d’un rien, s’ébaubissant de tout. Naïf et joliment communicatif. « Comment fait-on pour ‘‘partager sa vie’’  avec quelqu’un ? », demande Samantha. Être soi et être deux : vaste gageure, même pour une personne de chair et de sang. Du speed dating (raté) à l’amitié (retrouvée) en passant par le divorce (par manque de communication), Her évoque les hauts et les bas de toute relation. « Il faut être fou pour tomber amoureux : c’est une forme de démence acceptée par la société » diagnostique Amy, la voisine de Theodore. Avec justesse et drôlerie, Jonze passe (une fois de plus) par la fable futuriste pour redire, ici et maintenant, que l’autre est une source inépuisable. De plaisir et de déconvenues. De chagrin et de bonheur. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on invente, l’amour sera toujours le remède et la maladie.