Vie sauvage

Sur la piste des Indiens

Ils vivaient en harmonie avec la nature, mais Nora a décidé de ramener ses enfants à plus de normalité. Alors Paco a disparu avec eux pendant dix ans. Vie sauvage de Cédric Kahn, chronique d’une existence hors des sentiers battus, a la force du documentaire et la puissance romanesque des destins chavirés.

Le visage d’une femme à turban et dreadlocks, elle fume nerveusement dans une caravane et semble guetter à l’extérieur un homme qui démarre sa voiture dans le chemin de terre. Cette mère, Nora, a décidé de s’enfuir avec ses trois petits. « On part pour combien de temps ? », demande le plus jeune ; « Pour toujours », répond-t-elle. Le père, Paco, n’a pas dit son dernier mot…

De cette première partie, abrupte, violente, autour d’un couple en train de se déchirer, d’une mère retirant ses enfants à leur père, on sort sonnés. Face à des policiers dans un commissariat, les deux adultes s’expliquent enfin. Elle n’en peut plus de cette vie nomade, même si elle l’a, un temps, souhaitée ardemment. Il ne comprend pas : cette vie était leur rêve commun. Tous deux veulent le meilleur pour leurs fils. Mais le « meilleur », au fil du temps, a changé. Paco, alias Philippe Fournier, devient juridiquement le père de Tsali et Okyesa (Thomas n’est pas son fils, même s’il l’a toujours considéré comme tel) pendant les vacances scolaires. Dans une lettre au juge, il insiste sur son plus grand « crime » : « ne pas suivre le droit chemin, celui de la norme et de la majorité ». Il a décidé de ne pas les rendre.

S’inspirant d’un fait divers authentique et des deux livres témoignages écrits respectivement par la mère d’une part et par le père et ses deux garçons d’autre part, Cédric Kahn et sa scénariste, Nathalie Najem, tirent un script foisonnant, remarquablement construit et qui dégage d’une histoire particulière les thématiques universelles de l’utopie à l’épreuve du principe de réalité, et de la question du choix. Maniant l’ellipse et évitant le jugement, la mise en scène restitue de façon impressionniste les moments clés de ces onze ans de vie (un an de bataille, dix ans de cavale). Elle épouse tour à tour les points de vue des parents, puis ceux des enfants. Il n’y a ni bon ni méchants, il y a une harmonie trouvée, puis perdue. Et la tentative de la recréer autrement, illusoirement sans doute. La rencontre de Nora et Paco, racontée par ce dernier à Tsali et Okyesa, leur « mariage » sous un arbre centenaire avec Thomas pour seul témoin, puis la naissance des deux petits, font figure de conte merveilleux, de promesse de bonheur. Le quotidien de Tsali et Okyesa avec leur père est une suite de fuites et de recommencements, de travestissements et de mensonge. Amusante au début, comme un jeu de rôles ou de cache-cache : « On n’a plus rien, les enfants. Juste les amis, le ciel, la providence. On est de vrais Indiens… » Lassante à la longue.

L’existence de Nora sans ses enfants ne nous parvient que par des manchettes de journaux exposant « la détresse d’une mère ». Lorsqu’elle les retrouve, le chagrin et la douleur mêlés au bonheur tant attendu de revoir ses « bébés » sont, en quelques plans, aussi palpables que ce qu’on a vu des moments d’apprentissage des gamins avec leur père, entre pêche à mains nues et séances de dictées et tables de multiplication. Comme il est beau, le cinéma qui sait ne pas tout dire ni tout montrer et nous fait ressentir l’infinité des sentiments !

La force du film de Cédric Kahn réside dans sa volonté de comprendre de manière organique le rapport au monde de chaque protagoniste. Et d’appréhender son évolution, quelle qu’elle soit. Le seul personnage immuable, Paco, porte à bout de bras l’utopie d’une vie hors cadre, mais le temps passant, dans ses regards et ses silences, il est aussi celui qui réalise l’impossibilité d’aller au bout de ce rêve s’il n’est plus partagé par tous ceux qu’il aime. L’interprétation des enfants à 7 et 8 ans, puis des jeunes acteurs les incarnant dix ans plus tard, la présence à la fois solaire et terrienne de Mathieu Kassovitz et la fébrilité de Céline Sallette font vibrer les plans de nuances inouïes. Le cinéma, on le sait, ce n’est pas la vérité, mais il arrive parfois qu’un film s’en approche au point de s’y fondre et nous confondre. Vie sauvage est de cette eau-là. Beau et terrible. Furieusement, follement, juste.